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Les lansquenets d'Europe - Page 4

  • Le cas des penseurs aryanistes dans la révolution islamique iranienne

    par Georges FELTIN-TRACOL

     

    HamedYousefiMainImage-crop.jpgLe vendredi 1er mars 2024, la République islamique d’Iran organisait des élections parlementaires malgré les attaques incessantes de l’Occident terminal. Ses nervis locaux répercutent dans l’ancienne Perse les mots d’ordre néo-coloniaux tels le rejet féministoïde du port du voile par les Iraniennes. Tout est bon pour déstabiliser cette puissance régionale du Moyen-Orient et d’Asie centrale.

    L’Iran pâtit des quarante-cinq années d’embargo économique décidé, organisé et encouragé par les États-Unis d’Amérique. Après avoir œuvré au renversement du Shah d’Iran en 1978 – 1979 (1), l’entité yankee rend très difficile la vie quotidienne des 87,5 millions d’Iraniens, victimes de nombreuses pénuries. Les menaces sont en outre multiples. Ainsi, à l’instar de la République démocratique et populaire de Corée, l’Iran a du mal à empêcher la diffusion clandestine sur son territoire de vidéos qui promeuvent le mode de vie occidental et charrient une vision du monde décadente. Un réel désenchantement touche les catégories sociales intermédiaires. Désabusées, elles ne participent plus au jeu politique et se réfugient dans les stupéfiants. La CIA et diverses mafias propagent dans toute la société le vice toxicomane. La République islamique réplique par un recours massif à la peine capitale à l’égard des trafiquants et, parfois, des consommateurs.

    Le premier jour de mars, l’électeur iranien votait pour deux institutions parlementaires. Il renouvelait d’une part pour un mandat de quatre ans le Madjles (ou Assemblée consultative islamique), la législature monocamérale de l’Iran. Cette assemblée vérifie l’action du président de la République et de son gouvernement. L’électeur participait d’autre part à un scrutin qui ne se déroule que tous les huit ans : la désignation des quatre-vingt-huit membres de l’Assemblée des experts. Uniquement composée de clercs chiites, cette assemblée joue un rôle crucial et méconnu dans les institutions iraniennes. Elle élit, contrôle et peut révoquer à tout instant le Guide suprême de la République islamique. En fonction depuis 1989 et âgé de 84 ans, son actuel titulaire, Ali Khamenei, serait malade et préparerait sa succession.

     

    L’aryanisme iranien

     

    Toutefois, par-delà cette actualité politique immédiate, il est intéressant d’étudier certaines origines intellectuelles de la République islamique d’Iran. Elles doivent beaucoup à son fondateur, le marja (guide religieux chiite) Rouhollah Khomeyni (1902 - 1989). Le théoricien du Velayat-e faqih (« gouvernement du juriste - théologien ») s’inspire du modèle platonicien de la république. Il assiste dans sa jeunesse à l’essor des Frères musulmans sunnites et se lie à des militants nationaux-révolutionnaires d’Iran et d’Irak, dont les partisans du Premier ministre nationaliste Rachid Ali al-Gillani (1892 – 1965), qui rêvent d’un grand dessein aryen (2).

    Dès le début des années 1920, ce mythe fascine les milieux cultivés iraniens. Vers 1927, quelques mois avant sa disparition, le colonel d’infanterie Mahmoud Poulâdine fonde au sein de l’armée une société secrète « socialiste – aryaniste ». Dix ans plus tard, un étudiant de 23 ans, Mohsen Jahansauzi traduit Mein Kampf et crée à l’école militaire des officiers à Téhéran une organisation clandestine ouvertement nationale-socialiste. L’héritage perse – aryen – indo-européen sera ensuite repris par le régime impérial des Pahlavi. La revendication aryenne s’amplifie au début des années 1970 dans le prolongement de la « Révolution blanche » (la modernisation autoritaire et conservatrice de la société iranienne) qui bouscule et mécontente le clergé chiite. Cependant, de futurs penseurs de la révolution islamique collaborent dans la période 1950 – 1960 à l’ambition impériale de réaliser un ensemble pan-iranien dont l’assise serait l’aryanisme. C’est le cas, par exemple, d’Ahmad Fardid (1909 ou 1910 – 1994) que les ennemis de la République islamique considèrent comme le « père spirituel » du khomeynisme (3).

    Originaire de la région de Yazd et issu d’une famille paysanne, Ahmad Mahini Yazdi montre très tôt de belles dispositions pour les études. Outre une maîtrise précoce du persan (la langue véhiculaire de l’Iran), il parle l’arabe et le français. Cet esprit scientifique excelle en mathématiques, mais il se tourne finalement vers la philosophie. Dans les années 1930, il prend le nom d’Ahmad Fardid, étudie le sanskrit, apprend l’allemand et s’enthousiasme tant pour l’histoire pré-islamique de son pays que pour la philosophie chiite. Il découvre plus tard l’œuvre de Nietzsche et cherche dès lors à concilier le surhomme et l’enseignement de l’islam chiite. Cette quête le conduit à suivre les cours en théologie du Hawzah. Certains érudits religieux qui y officient dissertent sur le lien sémantique, symbolique et étymologique possible entre le national-socialisme allemand et le nom d’Ali. De nos jours encore, des confréries musulmanes du Caucase continuent à réfléchir sur la correspondance symbolique entre le quatrième calife de la Oumma et les autres imams et certains dirigeants du IIIe Reich.

     

    L’apport décisif d’Ahmad Fardid

     

    Vers 1948 – 1949, Ahmad Fardid part pour l’Europe. Il s’inscrit d’abord à la Sorbonne et suit des séminaires à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il y rencontre l’orientaliste « catholique – musulman » Louis Massignon (1883 – 1962), et son successeur, Henry Corbin (1903 – 1978). Traducteur de quelques textes de Martin Heidegger, ce dernier parle l’arabe et le farsi. Il examine avec gourmandise la philosophie chiite (4). Franc-maçon opératif, Henry Corbin estime que l’ésotérisme chiite peut et doit répondre au nihilisme occidental. Sous son impulsion, Ahmad Fardid lit les écrits de René Guénon avant de se rendre à l’université de Heidelberg où il devient un élève de Heidegger. Il transforme alors son nietzschéisme chiite en chiisme heideggérien. De retour en Iran vers 1955, Ahmad Fardid développe auprès de ses étudiants la pensée de Heidegger mâtinée d’« exégèses » chiites. Il énonce ainsi que l’islam chiite incarne le pôle oriental de l’Être complémentaire au pôle occidental d’essence allemande.

    Dans la vie courante, Ahmad Fardid agit en disciple de Socrate. Il se veut « philosophe oral ». Il ne laisse aucun écrit. Seul existe en persan un recueil de ses discours. Il se justifie par la nécessité de « revenir à soi » et de renouer avec l’« authenticité orientale et islamique » dénaturée par l’Occident. Il accepte néanmoins un long entretien divisé en deux parties parues le 12 octobre et le 2 novembre 1976 dans la revue officielle du parti unique iranien, Rastakhiz (« Résurrection »). Il se présente en « grand rien ». Il assure n’être ni un « génie », ni un « sage », et encore moins un « intellectuel » (prononcé et écrit en français) (5).

    Il critique l’Occident et le processus d’occidentalisation du monde qui dénature les communautés humaines. Il souhaite écarter des commentaires coraniques les expressions de « civilisation » et de « phénomène ». Il ajoute que le Mahdi le visite fréquemment en songes. L’anti-occidentalisme virulent d’Ahmad Fardid le rapproche bientôt de l’opposition révolutionnaire chiite. Il voit rapidement en l’ayatollah Khomeini l’incarnation de l’« éclat divin » et de la radicalité de l’islam. Poursuivant l’islamisation de la pensée de Heidegger, seul philosophe occidental selon lui qui comprend le monde et dont les idées sont conformes aux principes de la Révolution islamique, il évoque fréquemment les grandes figures de la Révolution conservatrice de langue allemande. Il se rallie assez tôt à la cause de Khomeini. Son anti-occidentalisme n’est pas accidentel.

     

    Contre l’Occident

     

    Dès les années 1960, Ahmad Fardid accuse l’Occident d’être, malgré la fin de ses empires coloniaux, une maladie infectieuse. Il parle d’« occidentalite » (6). Cette hostilité ne lui est pas propre. On ne sait pas qu’en 1970, le futur Guide suprême, Ali Khamenei, et son frère cadet traduisent de l’arabe un violent essai de l’Égyptien Seyyed Qutb (1906 - 1966), proche des Frères musulmans : Réquisitoire contre la civilisation occidentale et perspective de la mission de l’islam. Dans le même temps, l’activiste intellectuel Ali Shariati (1933 – 1977) rencontre Jean-Paul Sartre et Frantz Fanon. Il élabore une théorie qui mêle la dimension martyrologique et révolutionnaire du chiisme, l’existentialisme et le gauchisme. En 1962, Djalal al-Ahmad (1923 - 1969) signe Gharbzadégui qui se traduit en français par… « pays infecté » ou Occidentalite (7). D’abord imprimé et édité en Californie, ce brûlot philosophique se diffuse en Iran de façon illégale. Son auteur sert de chaînon intellectuel entre Ahmad Fardid et Ali Shariati. Chantre de la nationalisation des grandes industries et d’une économie planifiée, Djalal al-Ahmad connaît lui aussi fort bien la culture européenne. Il a traduit Sartre, Albert Camus, le Roumain francophone Eugène Ionesco ainsi que les récits de guerre d’Ernst Jünger. Il a aussi vécu dans le kibboutz israélien de Hazoren, ce qui n’est pas incongru. L’Iran impérial soutient au niveau international l’État d’Israël au nom de la vieille amitié entre Darius et les Hébreux au lendemain de la prise de Babylone dans l’Antiquité. Il y reste quinze jours par fascination pour le caractère paysan, socialiste et nationaliste du sionisme. Il a adhéré au Tudeh, le très puissant Parti communiste iranien clandestin, avant de le quitter en 1947, irrité par l’alignement permanent sur Moscou. Il lance un éphémère Parti socialiste des masses iraniennes.

    Quelle est en 2024 leur postérité idéologique ? Il perdure et parvient à se fructifier, surtout sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad de 2005 à 2013. Le principal disciple de Fardid, Reza Davari, né en 1933, a fondé au sein des Pasdaran (les Gardiens de la Révolution) un centre d’études révolutionnaires-conservatrices. On retrouve cette influence à la rédaction du principal quotidien principaliste (8), Kayhan, qui n’a jamais hésité à traduire et à publier des articles d’Alain de Benoist. Plus récemment, directeur du Centre d’analyse doctrinale pour une sécurité sans frontières et de l’Institut de la Certitude, Yadollah Ghazvini alias Hassan Abbassi dénonce la diplomatie revancharde et agressive des États-Unis d’Amérique, du Royaume-Uni, d’Israël et de la France envers l’Iran. Il cible volontiers les productions cinématographiques et télévisées de Hollywood qui favorisent la formation d’une « OTAN culturelle ». Cette forme nouvelle d’alliance transatlantique cherche à empêcher la constitution d’un front anti-occidental eurasiatique Chine – Russie - Iran.

    Avec les actions du Hamas palestinien, du Hezbollah libanais, des Partisans de Dieu yéménites, de la Syrie néo-baasiste et des milices populaires chiites irakiennes, l’« occidentalite » retrouve une nouvelle jeunesse. Les Européens soucieux de l’esprit gibelin et contempteurs du néo-guelfisme occidental devraient en prendre compte.

     

    GF-T

     

    Notes

     

    1 : cf. Robert Steuckers aux éditions Bios en 2017, Europa II. De l’Eurasie aux périphéries, une géopolitique continentale, et Europa III. L’Europe, un balcon sur le monde.

     

    2 : En 1935, la Perse prend le nom officiel d’Iran, ce qui signifie « Royaume des Aryens ».

     

    3 : Bien des informations qui suivent sont extraites de Ramin Parham et Michel Taubmann, Histoire secrète de la révolution iranienne (Denoël, 2009). Ce livre se dit avec précaution. Michel Taubmann a en effet fondé et dirigé la revue néo-conservatrice belliciste de langue française au titre révélateur, Le Meilleur des Mondes.

     

    4 : Henry Corbin a laissé une riche œuvre historique, philosophique, religieuse et ésotérique, en particulier chez Gallimard, coll. « Tel » la tétralogie herméneutique d’En islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques (1991), Le shî’isme duodécimain (tome 1), Sohrawardî et les platoniciens de Perse (tome 2), Les fidèles d’amour. Shî’isme et soufisme (tome 3) et L’école d’Ispahan. L’école shaykhie. Le douzième imâm (tome 4).

     

    5 : La doctrine officielle du mouvement iranien Résurrection prône ouvertement la « troisième voie » géopolitique (« Ni Est, ni Ouest ») et économique (« Ni libéralisme, ni collectivisme »). La constitution islamique de 1979 confirme ces orientations et promeut l’auto-gestion en entreprise.

     

    6 : En anglais, Westoxication.

     

    7 : Djalâl al-e Ahmad, L’occidentalite, traduit du persan par Françoise Barrès – Kotobi et Mortéza Kotobi avec la collaboration de Daniel Simon, L’Harmattan, 1985, 176 p.

     

    8 : Les principalistes forment un ensemble hétérogène qui défend néanmoins les principes fondamentaux de la révolution islamique de 1979. Ils se méfient des modérés et des progressistes tout en prônant souvent la justice sociale dans le cadre de l’indépendance nationale et sous la supervision du Guide suprême.

  • Guerres de demain, empreinte carbone et défi éco-systémique

    par Georges Feltin-Tracol

    RedTeam2.jpgAu début des années 2020, s’inspirant des solides liens noués entre l’industrie de l’armement, l’état-major, le secteur des nouvelles technologies, les milieux du divertissement visuel (télévision et cinéma) et l’édition chez les Anglo-Saxons, le ministère français des Armées s’associe à l’Université Paris – Sciences et Lettres et lance un groupe de réflexions prospectives appelé Red Team. Des écrivains de science-fiction, des dessinateurs, des scientifiques (chimie, biologie, mathématiques…) et des universitaires (droit international, histoire, arts décoratifs, etc.) travaillent à la demande des autorités militaires sur les prochaines configurations guerrières.

    En 2022 paraît un premier volume (saison 1) qui aborde l’implication dans les futures guerres d’armes nouvelles et des systèmes d’armement novateurs (missile hypervéloce, hyperforteresse, drone de combat polyvalent, railgun ou canon électronique, effets ultra-connectés pour le fantassin. Y est même mentionné l’ambitieux projet d’« ascenseur spatial ». Moins coûteux que le lancement d’une fusée, il s’agit d’« une structure continue entre le sol et l’espace; le transport de marchandises et de passagers est assuré par la circulation de capsules capables de se mouvoir le long du câble qui le constitue, câble qui doit s’allonger au-delà de 35 800 km, orbite géostationnaire où la force centrifuge l’emporte sur l’attraction gravitationnelle de la Terre ». Cet édifice prométhéen partirait de Kourou en Guyane (peut-être encore ?) française. Cet ouvrage a fait sensation, en particulier dans le petit milieu feutré de la science-fiction française où coopérer avec l’armée relève presque de la trahison…

     

    La mobilisation virale du vivant

     

    En 2023 sort le deuxième tome qui n’explore que deux hypothèses inattendues. La Red Team pour ce livre comprend Virginie Tournay, Laurent Genefort, Romain Lucazeau, Capitaine Numericus, François Schuiten et Saran Diakhité Kaba. Contrairement au premier tome, d’autres contributeurs forment une Purple Team qui doit « fournir les connaissances scientifiques nécessaires à la cohérence et à la vraisemblance des récits ». Ainsi Édith Buser évoque-t-elle le « design, une force prospective » ou bien Greg de Temmerman réfléchit-il sur « Énergie : quelle rupture en vue ? ».

    Le premier scénario s’intitule « Une guerre écosystémique ». Il met en scène la militarisation du vivant et des questions environnementales. Le récit se déroule dans un cadre uchronique quelque peu bancal. « L’Est de l’Eurasie est dominé par un vaste empire, héritier des conquêtes de Gengis Khan aux XIIe siècle et suivants : la Horde d’Or. Cette puissance hégémonique a survécu aux turpitudes d’un millénaire d’histoire. » Elle s’oppose à « une alliance défensive : la Ligue hanséatique. Elle rassemble le Mecklembourg, la Poméranie, le Brandebourg, la Saxe, la Prusse, la Westphalie, la Suède, la Finlande et le Danemark, la Bourgogne, la Francie occidentale, le duché de Bretagne, le royaume des Angles et des Saxons. Marquée par un certain progressisme, la Ligue promeut la démocratie municipale, les droits des individus et la liberté de commerce ».

    Dans ce climat de guerre froide, « l’ensemble des règnes du monde vivant, incluant évidemment l’espèce humain, constituent une arme en puissance. […] Aussi, la guerre n’a plus d’espace à proprement parler, le théâtre des opérations est infini. Ses temporalités sont multiples : tout changement imperceptible à un instant donné peut se révéler dévastateur à l’instant suivant. C’est le principe de ces guerres que l’on qualifie dorénavant d’“ écosystémiques “ », surtout que le grand public parvient à manipuler depuis chez lui différents génomes. Cette situation favorise l’essor du biolibéralisme, car « la manipulation du vivant devient plus accessible; elle entre dans la sphère domestique et les pratiques individuelles de la même manière que l’ordinateur personnel un demi-siècle plus tôt ». Désormais, presque tout le monde peut concevoir des armes biologiques ou même des « armes écosystémiques, c’est-à-dire capables de modifier un écosystème entier pour le rendre plus favorable à un camp dans un conflit ». Sylvain Gariel, directeur général de DNA Script explique, dans « Ingénierie génique et biosécurité », que « les technologies de biologie moléculaire impliquant l’utilisation d’ADN de synthèse ouvrent des possibilités d’armes biologiques dont pourraient s’emparer des acteurs mal intentionnés ». Avec « Altérer le milieu géographique de la science-fiction ? », l’inévitable historien et ancien officier des troupes de marine, Michel Goya, estime que « la transformation du milieu […] peut […] aussi […] le rendre plus agressif ». Par ailleurs, « les armes biologiques peuvent être transportées à partir de simples vecteurs viraux ou provenir de corps malades vivants ou morts ». Ou bien les armées peuvent projeter des insectes génétiquement modifiés vers l’ennemi. La démonstration ne convainc guère cependant.

     

    Vers une guerre intense décarbonée

     

    Le second scénario s’appelle « Basse énergie : après la nuit carbonique ». Il décrit une opération militaire dans un État fictif à l’ère de la décarbonation alors que l’équipement des soldats reste très gourmand en énergie. Ce sujet prend une part considérable dans la conduite des opérations militaires et ce, malgré l’intégration numérique des combattants : « communications, casques, enskins, batteries personnelles, collecteurs d’énergie ». Les unités combattantes disposent en outre d’« armes à énergie dirigée […], [de] tenues de camouflage actif dites “ capes d’invisibilité “, [de] jetpacks à micro-turbines silencieuses permettant de survoler un terrain accidenté ou boueux sur de courtes distances ». L’« enskin » « est une combinaison personnelle conçue pour recueillir toute énergie corporelle (cinétique, musculaire et calorifique produite par chaque mouvement) grâce à des capteurs et des ports d’adduction incorporés », le tout dans le cadre d’une « sobriété énergétique » obligatoire et d’un abandon des énergies fossiles par les forces armées. En conséquence, outre la prise en compte des facteurs temporels, logistiques, géographiques, capacitaires et politiques, les états-majors doivent inclure dans leurs plans tactiques de nouvelles données énergétiques, environnementales et numériques, celles-là.

    Le cumul et l’enchaînement des crises énergétiques, écologiques et climatiques favoriseraient le changement des mentalités. « Chaque dépense énergétique, à petite ou grande échelle, est prise en compte. Ce chiffrage est facilité par une systématisation du traitement massif de données de l’énergie, et par la volonté de la société d’opérer cette transition vers le décarboné. On passe du Tout hydrocarbure au Tout électrique, ce qui implique :

    - des modes de production diversifiés et géographiquement éclatés (nucléaire, éolien, photovoltaïque, gaz verts, hydraulique);

    - des circuits de distribution qui quantifient les dépenses énergétiques à tous les niveaux, de l’individuel au macro.

    Chaque organe de la nation est tenue à une sobriété énergétique strictement encadrée. » La problématique des dépenses énergétiques, surtout en temps de conflit, nécessite pourtant « en permanence, note Nadia Maïzi du GIEC, des arbitrages, des compromis fins entre poids, énergie, puissance ».

    L’intégration de ces contraintes bouleverse donc la tactique. Le champ de bataille devient multidimensionnel ! Nadia Maïzi insiste encore « sur un paradigme dont on ne débat pas suffisamment : l’alternative entre les systèmes centralisés qui organisent notre monde et les systèmes décentralisés qui pourraient s’imposer dans l’avenir – notamment au plan énergétique, mais pas seulement ». Dans ces circonstances nouvelles propres à l’après-Modernité balbutiante, l’Idée impériale gibeline conserve toute son actualité et prend même une réelle valeur pour les prochaines années.

    Adaptés pour le grand public, ces deux récits de la saison 2 plongent le lecteur dans des interprétations déstabilisantes. Il rencontre Arès soucieux d’écologie et d’énergies décarbonés. Mais les combats du futur pourront-ils vraiment se préoccuper d’environnement et d’un bilan carbone nul ? Les violents combats en Ukraine et à Gaza indiquent pour l’instant tout le contraire. Un troisième tome vient de paraître ces dernières semaines.

     

     

    Red Team, Ces guerres qui nous attendent 2030 – 2060. Saison 2, préface d’Alain Fuchs et de Cédric Denis-Rémis, éditions des Équateurs/PSL – Université Paris Sciences et Lettres, 2023, 210 p., 22 €.

  • Observations non-conformes d’un film culte

    par Georges Feltin-Tracol

     

    Bloodsport.jpgAvant que la Metro Goldwyn Meyer rachète en 1993 Cannon, une compagnie de production cinématographique. Elle appartenait depuis 1979 à un duo israélien : le réalisateur et scénariste Menahem Golan (1929 – 2014) et son cousin, le producteur Yoram Globus (né en 1943). Pendant une décennie, ils investissent un genre particulier, le film d’action. Cela préfigure le « cinéma de sécurité nationale » si bien décrit par Jean-Michel Valantin (1).

    Outre une flopée de films centrés sur le ninja (Ultime Violence. Ninja 2 en 1983), le tandem produit en grand nombre des films qui présentent un Occident conservateur et traditionnel sans cesse menacé par la subversion crypto-communiste. Les têtes d’affiche s’appellent Chuck Norris (Invasion USA en 1985 et Delta Force en 1986) ou Sylvester Stallone (Cobra en 1986). Considérés à leur sortie par une critique bien-pensante comme des « nanars », ces productions sont désormais des classiques, surtout si on les compare avec les réalisations franchouillardes d’aujourd’hui au scénario insipide, au jeu d’acteur lamentable et à l’indéniable imprégnation idéologique dyssexualiste effarante et effrayante. Cannon a aussi financé le célébrissime Highlander (1986) de Russell Mulcahy avec Christophe Lambert et Sean Connery, et même King Lear (1988) du Suisse Jean-Luc Godard !

     

    La relance du film de karaté

     

    Cannon va par ailleurs rendre célèbre le Belge Jean-Claude Van Damme. Né en 1960 à Bruxelles sous le nom de Jean-Claude Van Vaerenbergh, Van Damme vivote à Hollywood où il joue souvent les figurants. Avant de bifurquer plus tard vers un chemin philosophique avec le concept transcendantal d’« Aware » - sans aucun rapport avec le wokisme malgré une étymologie commune signifiant « Se réveiller » -, il tourne sous la direction de Newt Arnold (1922 – 2000) Bloodsport ou, selon le titre français, Tous les coups sont permis. Sur un scénario commun de Christopher Cosby, de Mel Friedman et de Sheldon Lettich, Paul Hertzog écrit une bande-son mémorable et lancinante.

    Bloodsport coûte à Cannon environ deux millions de dollars. Quand Golan et Globus le visionnent pour la première fois en compagnie de l’équipe de tournage et des acteurs, ils sont si déçus qu’ils envisagent de renoncer. Van Damme se propose alors de refaire certaines scènes de combat ainsi que de remonter le film bien qu’il n’ait aucune formation dans la réalisation et le montage. La seconde version d’une durée de 92 minutes n’impressionne toujours pas les patrons de Cannon qui décident néanmoins de le distribuer directement en cassette vidéo, marqueur incontestable à l’époque de la série Z. C’est finalement en Malaisie que Bloodsport rencontre un succès inattendu si bien que les producteurs choisissent de le diffuser en salle aussi bien en Europe occidentale qu’en Amérique du Nord. Le film séduit un large public adolescent masculin. Il relance les films de « karaté » délaissés après le décès soudain de Bruce Lee en 1973. Il rapporte à Golus et Golan plus de cinquante millions de dollars, ce qui en fait l’une des réalisations les plus rentables du cinéma.

    L’intrigue se focalise sur Frank Dux, capitaine de l’armée étatsunienne de son état. Il excelle dans les arts martiaux. Il a bénéficié dans sa jeunesse de l’enseignement ancestral de Shinzo Tanaka, un Japonais installé aux États-Unis. Son fils unique décédé prématurément, il consent à former Dux au Ninjutsu, l’art martial ninja. Fin prêt, Frank Dux accepte de concourir au nom du clan Tanaka, expert dans le « Démak » (l’art de briser une brique en bas de la pile sans détruire les autres placées au-dessus), au Kumité que son maître a une fois remporté, d’où l’exposition d’un superbe Katana. Dux doit désobéir à ses supérieurs qui lui interdisent de s’y rendre. Deux policiers militaires qui agissent en civil dont l’un, l’agent Rawlins est joué par Forest Whitaker (2), doivent le retrouver, l’arrêter et le ramener aux États-Unis.

    Pendant son séjour hongkongais, Frank Dux connaît une romance amoureuse avec Janice Kent (Leah Ayres). Cette dernière veut être la première journaliste occidentale à couvrir cette compétition secrète. Au terme d’un final épique où Dux se remémore de toutes les leçons de son Shidoshi (maître), le Coréen du Sud Chong Li (joué par Bolo Yeung) est vaincu et doit crier « Maté ! » (« Je me rends ! »). Dux et les deux agents regagnent leur pays.

     

    D’étranges organisateurs...

     

    Le Kumité se déroule à Hong-Kong alors possession britannique. Tous les cinq ans, la Société du Dragon Noir organise un tournoi clandestin de trois jours et en neuf tours éliminatoires au cours duquel s’affrontent les spécialistes de tous les arts martiaux de la planète (3). Outre les karatékas et les as en taekwondo coréen, on y croise des champions en boxe thaï et en capoeira (la danse martiale afro-brésilienne). Divisés en deux groupes - Jaune et Rouge -, les participants emploient tous les coups possibles. Certains duels s’achèvent parfois de manière tragique. Ainsi, lors de la première demi-finale, Chong Li tue-t-il Chaun Ip Mung.

    Les liens entre le Kumité et la Société du Dragon Noir constituent une facétie des scénaristes. Nommé ainsi d’après la signification littérale des idéogrammes chinois, cette association s’appelle en réalité le Kokuryûkai, ou la « Société du fleuve Amour ». Elle se montre favorable à l’expansion nippone vers l’Ouest, la Chine du Nord, la Mandchourie et l’Extrême-Orient russo-soviétique. Créée en 1901 par Uchida Ryôhei (1874 – 1936) et émanation de la Gen.yôsha, elle-même fondée en 1881 et interdite en 1919 par Hiraoka Kôtarô, Tôyama Mitsuru et d’anciens samouraïs qui avaient salué la rébellion de Saigô Takamori en 1877 (4). L’implication de la Société du Dragon Noir, mouvement patriotique nippon, panasiatique et anti-russe, dans la préparation d’une compétition ouverte aux Chinois et aux Coréens paraît invraisemblable quand on connaît les pesantes dissensions mémorielles liées à l’occupation japonaise de la première moitié de la XXe siècle. Les scénaristes voulaient-ils éviter de fâcher les Triades de l’Empire du Milieu et peut-être les Yakuzas de l’Empire du Soleil levant ?

    Jean-Claude Van Damme interprète Frank Dux, coordinateur des scènes de combat pour le film. Bloodsport s’inspire en effet de sa propre vie. Né en 1956 à Toronto au Canada, Frank Dux aurait été en 1975 le premier Boréen victorieux à un Kumité. La même année, il fonde sa propre école d’art martial aux États-Unis, la Dux Ryu Ninjutsu. L’ultime scène du film mentionne qu’il a cumulé plusieurs records du monde (5).

     

    Dux et Kowloon

     

    Formé à Masuda au Japon par un certain Tanaka dès l’âge de 16 ans, Frank Dux aurait combattu 329 fois entre 1975 et 1980 (321 victoires, 7 nuls et 11 défaites). Il serait resté invaincu au World Heavy Weight Full Contact Kumite Championship qu’il aurait donc remporté au terme de soixante rencontres organisées aux Bahamas dans le plus grand secret… Il a publié plus tard une biographie (6) dont la teneur confirme ce que craignaient dès 1987 – 1988 les scénaristes de Bloodsport. Franck Dux affabule beaucoup ! Marine de 1975 à 1981, il aurait mené des opérations ultra-secrètes pour le compte de la CIA en Iran, au Nicaragua et en URSS avec la destruction complète d’une filière de production d’anthrax du KGB à Sverdlovsk ! En bon mythomane, il explique en outre que son père, Alfred Dux, Belge d’origine, s’engagea dans la Brigade juive avant de servir le Mossad avant même qu’apparaisse ce service ! Frank Dux annonce symboliquement les balivernes ultra-travaillées de la caste belliciste néo-conservatrice au lendemain du 11 septembre 2001.

    Dans Bloodsport, on peut s’étonner qu’un tournoi tel que le Kumité – qui n’a jamais fait la une de la presse alors que les gens parlent énormément bien avant l’apparition des réseaux sociaux – s’organise à Hong Kong. Existait à l’époque britannique une enclave : la citadelle de Kowloon (ou Kowloon Walled City). D’une superficie de 0,026 km² et peuplé de 50 000 habitants vivant dans des bâtiments surélevés aux rues labyrinthiques, ce territoire rempli de maisons closes, de fumeries d’opium et d’autres lieux interlopes, ne dépendait ni des autorités de Hong Kong, ni de la République populaire de Chine et encore moins de la République de Chine (Taïwan). Les Triades occupaient ce domaine restreint, sujet d’opérations policières coup–de-poing ponctuelles. Ce territoire disparaît en 1993, quatre ans avant la rétrocession officielle à Pékin.

    Plaisant à voir parce qu’il ne cherche pas à déclencher une tempête cérébrale chez le spectateur, Bloodsport tranche aussi avec les productions habituelles de Cannon très versées dans le militarisme et l’exaltation d’un super-patriotisme tantôt yankee, tantôt israélien. Au-delà des quelques observations non conventionnelles désormais mises en lumière, il continue à se regarder avec un vrai plaisir.

     

    GF-T

     

    Notes

     

    1 : Jean-Michel Valantin, Hollywood, le Pentagone et Washington. Les trois acteurs d'une stratégie globale, Autrement, 2003.

     

    2 : En 1999, Forest Whitaker incarne le rôle-titre, un tueur à gage qui règle sa vie sur les principes de l’Hagakuré, le code d’honneur des samouraïs, dans Ghost Dog. La Voie du Samouraï de Jim Jarmusch.

     

    3 : Méconnus dans la décennie 1980, le systema russe et le krav-maga israélien y sont absents.

     

    4 : Dont l’histoire est adaptée et retravaillée dans le film d’Edward Zwick, Le Dernier Samouraï (2003) avec, dans le rôle principal, le capitaine Nathan Algren alias Tom Cruise. En réalité, c’est un officier français, Jules Brunet (1838 - 1911), qui se rallia et conseilla un temps les rebelles.

     

    5 : Record du KO le plus rapide en 3,2 secondes, record du KO par coup de poing le plus rapide, record du coup de pied le plus rapide et record de victoires par 56 KO consécutifs.

     

    6 : Frank Dux, The Secret Man. An American Warrior’s Uncensored Story, ReganBook, 1996.