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Les fiches de lecture du joueur de la guerre

Par Georges Feltin-Tracol

 

Debord.jpgCe joueur de la guerre se nomme Guy Debord. Né le 28 décembre 1931, cet intellectuel de gauche critique rencontre un certain succès en 1967 avec son essai sur La Société du spectacle. Il anime à l’époque un petit groupe, l’Internationale situationniste, qu’il épure avec régularité ses membres jugés « déviants ».

Auteur d’ouvrages tels Commentaires sur la société du spectacle (1988), un palindrome latin de Virgile signifiant In girum imus nocte et consumimur igniNous tournoyons dans la nuit, et nous voilà consumés par le feu » - 1990) ou les deux tomes de Panégyrique (1989 et 1997) (1), Guy Debord se fait scénariste et réalise des films « avant-gardistes » comme Hurlements en faveur de Sade (1952). Cet interprète avisé et novateur de la pensée de Karl Marx, alimenté par sa grande proximité avec la revue Socialisme ou Barbarie de Claude Lefort et de Cornelius Castoriadis, apprécie la littérature française du XVIIe siècle, en particulier les mémoires du cardinal de Retz, et s’intéresse aux problèmes stratégiques.

 

Un art de la guerre

 

En 1965, Guy Debord dépose le brevet d’un jeu de stratégie imaginé dix ans auparavant. Il l’a retravaillé souvent avec l’aide de sa compagne Alice Becker-Ho avant de le publier. « L’ensemble des rapports stratégiques et tactiques, remarque-t-il, est résumé dans le présent “ Jeu de la Guerre “ selon les lois établies par la théorie de Clausewitz, sur la base de la guerre classique du dix-huitième siècle, prolongée par les guerres de la Révolution et de l’Empire (2). » Il tient à préciser que « dans le déroulement de ce Kriegspiel, tout le temps est égal : c’est le solstice de la guerre, où le climat ne varie pas et où la tombée de la nuit ne vient jamais avant la conclusion indubitable des affrontements (3) ».

Ce jeu vise à détruire l'ennemi de deux façons concurrents. On élimine toutes ses unités combattantes ou bien on s’empare de ses deux arsenaux. La configuration s’organise autour de deux participants qui s’affrontent sur un plateau de cinq cents cases de vingt lignes sur vingt-cinq colonnes. Cet espace se divise en deux territoires (Nord et Sud). On y trouve une chaîne de montagne, un col, deux arsenaux et trois forteresses. Chaque joueur possède un réseau de lignes de communication qui doit être maintenu et protégé. Ces lignes de communication partent des deux arsenaux dans toutes les directions. Chaque joueur dispose en outre de deux unités de transmissions en contact étroit avec les lignes de communication. Les unités combattantes d'un même camp doivent rester en liaison avec ce maillage, sinon elles risquent la destruction ou la capture. Limité aux manœuvres terrestres, ce jeu spéculatif a des implications effectives fort incertaines.

Pour mener à bien ce travail et nourrir ses réflexions, Guy Debord lit beaucoup et produit de très nombreuses fiches de lecture. Du 27 mars au 13 juillet 2013 se tint sur le site François-Mitterrand de la Bibliothèque nationale de France (BNF) une exposition dédiée à « Guy Debord. Un art de la guerre ». Au cours de cette manifestation inédite furent rendues publiques les fiches Bristol de lecture, de longueur variable avec plus ou moins de détails et de citations plus ou moins longues extraites des ouvrages sans oublier ses propres commentaires. Guy Debord n’annotait jamais sur les pages des livres.

 

Une riche collection des fiches de lecture

 

Les éditions de la Nouvelle Librairie ont publié les trois premiers carnets de notes et de pensées de Dominique Venner. Une démarche semblable de publication de la « matière première » concerne ses fiches de lecture et ce, de manière institutionnelle puisque le département des manuscrits de la BNF accueille tout le fond Guy-Debord. À l’instar du fondateur d’Europe-Action, Guy Debord se donna la mort le 30 novembre 1994 dans sa résidence de Champot en Haute-Loire. Vers 17 h 00, ce jour-là, il se tira une balle en plein cœur. Il était atteint de polynévrite alcoolique apparue à l’automne 1990.

La mise en édition des fiches debordiennes va ravir les seuls fans du situationnisme. Elle constitue une série de cinq volumes au classement thématique (Stratégie; Poésie; Philosophie; Marx, Hegel). Avec le tome intitulé Histoires (4), Guy Debord aborde le vaste champ historique que ses lectures se révèlent éclectiques. S’y côtoient Thucydide et Tacite, Machiavel et Tocqueville, l’historien soviétique Boris Porchnev, spécialiste des soulèvements populaires et paysans dans la France d’Ancien Régime, ou bien l’essai du géographe (et futur géopolitologue) Yves Lacoste sur Ibn Khaldoun. Naissance de l’Histoire, passé du tiers monde (1966). On y rencontre même Le Mythe Tapie. Chronique des années 1980 de Jeanne Villeneuve en 1988.

Au sujet d’Histoire politique des papes du sénateur inamovible Pierre Lanfrey (1828 – 1877) parue en 1860, Guy Debord écrit de manière laconique : « (IXe – Xe siècles) Grande ère de la mythologie chrétienne, les saints, les reliques, les images (le dégrisement catholique des anciens dieux locaux) (5) ». Il noue une correspondance avec le poète et écrivain francophone uruguayen Ricardo Paseyro (1925 - 2009) plus tard invité fréquent au Libre-Journal du lundi soir aux temps de Jean Ferré à Radio Courtoisie. Dans une lettre du 12 mars 1993, Guy Debord avoue avoir apprécié Mes livres politiques de Georges Laffly et reconnaît volontiers que « les catholiques extrémistes sont les seuls qui me paraissent sympathiques, Léon Bloy notamment (6) ». À la veuve de son ami, producteur de cinéma, éditeur et mécène Gérard Lebovici assassiné en 1984, assassinat jamais éclairci, Floriana Lebovici, il lui explique dans une missive du 19 mars 1988 être « assez fatigué des gauchistes après trente-six d’expérimentation presque continuelle (7) ».

 

D’étranges convergences ?

 

Vivant non loin du Puy-en-Velay, Guy Debord aurait pu s’entretenir avec Robert Dun, de sa véritable identité Maurice Martin (1920 – 2002), précurseur de la pensée identitaire, écologiste et païenne. Les rumeurs sur ces éventuelles conversations restent toujours contradictoires. Mais si ces discussions avaient vraiment eu lieu, aurait-ce été infamant ? Dans une autre lettre datée du 28 octobre 1988 adressée à Anita Blanc, on lit que « M. Debord n’accorde aucune importance à ce que pensent des médiatiques (8) ».

De nos jours, Guy Debord serait enfin classé parmi les « complotistes ». Par exemple, « à l’été de 1994, les principales puissances démocratiques qui, sous l’appellation de G7, vont décider collectivement de tous les principaux aspects de l’administration de la société mondiale nouvelle, entrent triomphalement dans Naples (9) ». De son vivant, il assumait déjà s’être « clairement déclaré un ennemi de son siècle (10) », mieux « cet ennemi du progrès (11) » ! Sa postérité immédiate s’incarne à L’Encyclopédie des nuisances et dans le fameux Comité invisible, auteur de L’insurrection qui vient (2007), À nos amis (2014) et de Maintenant (2017). Mais il a d’autres héritiers putatifs plus surprenants et moins avouables...

 

Notes

 

1 : Guy Debord, Œuvres, Gallimard, coll. « Quarto », préface et introductions de Vincent Kaufmann, édition établie et annotée par Jean-Louis Rançon en collaboration avec Alice Debord, 2006.

 

2 : Guy Debord, Le Jeu de la Guerre. Relevé des positions successives de toutes les forces au cours d’une partie, Gallimard, p. 133. On remarquera le caractère unidimensionnel du jeu qui exclut le conflit naval ainsi que les incidences sous-marines, aériennes, spatiales, voire cybernautiques et informationnelles.

 

3 : Idem, p. 149.

 

4 : Guy Debord, Histoire, Éditions L’échappé, coll. « La librairie de Guy Debord », sous la direction de Laurence Le Bras, postface de Daniel Vassaux, 2022.

 

5 : Idem, p. 228.

 

6 : Guy Debord, Correspondance, volume 7 janvier 1988 – novembre 1994, Fayard, 2008, p. 397.

 

7 : Idem, p. 22.

 

8 : Id., p. 48.

 

9 : Guy Debord, Œuvres, op. cit., p. 1877.

 

10 : Guy Debord, « Les erreurs et les échecs de M. Guy Debord par un Suisse impartial », texte inédit de 23 fiches manuscrites dans Emmanuel Guy et Laurence Le Bras (sous la direction de), Guy Debord. Un art de la guerre, BNF – Gallimard, 2013, p. 212.

 

11 : Idem.

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