par Georges Feltin-Tracol
Fondateur et président de l’Institut de stratégie comparée, spécialiste des questions navales à travers des ouvrages tels La puissance maritime soviétique (Économica, 1983), Géostratégie de l’Atlantique Sud (PUF, 1985) ou Le meilleur des ambassadeurs. Théorie et pratique de la diplomatie navale (Économica, 2007). Né en 1956, ce polymathe, ancien énarque est juge administratif de profession, décède en 2012 des suites d’une longue et douloureuse maladie. Il laisse à la postérité une trentaine de titres.
Outre des essais pointus sur des domaines longtemps délaissés par une université paresseuse, Hervé Coutau-Bégarie a écrit plusieurs biographies. Il s’intéresse à Georges Dumézil et consacre deux volumes à l’amiral Raoul Castex (1878 - 1968) en qui il voit un « stratège inconnu » et dont les analyses ont influencé l’école française de la dissuasion nucléaire. En collaboration avec Claude Huan, il sort en 1988 une brillante biographie sur François Darlan (1881 - 1942). Officier républicain impeccable et père du redressement naval français pendant l’Entre-deux-guerres, François Darlan porte le titre exceptionnel d’« amiral de la Flotte » (en dessous du rang d’« amiral de France » plus décerné depuis 1869). Il exerce le pouvoir entre 1941 et 1942 dans le cadre de l’État français et devient le Dauphin officiel du Maréchal Pétain. Sous sa direction, on observe l’entrée des technocrates, souvent issus de milieux réalistes non-conformistes comme X-Crise, dans l’appareil administratif d’État au point qu’ils deviennent irremplaçables sous les IVe et Ve Républiques. L’objectivité que les co-auteurs font preuve sur une personnalité publique est remarquable et leur vaut le mépris des pisse-froid diplômés. Relevons que dans l’entourage algérois de l’amiral Darlan se trouvait un haut-fonctionnaire issu de l’inspection des Finances, sorte de pré-ministre de l’Économie, nommé Maurice Couve de Murville, un tant proche du général Giraud, plus tard ministre des Affaires étrangères de 1958 à 1968 et Premier ministre de 1968 à 1969 sous le décennat de Charles De Gaulle.
Ouvertement souverainiste et hostile à tout projet euro-atlantiste intégré, Hervé Coutau-Bégarie reprenait la vision planétaire de Charles de Gaulle dans laquelle il décelait l’apport du Charles Maurras de Kiel et Tanger (1910), de Louis XV du « renversement des alliances » en 1756 adossé au « pacte de famille » entre les souverains Bourbon, et du Cardinal de Richelieu dans son Testament politique (1688). Pour lui, la France n’est pas une simple entité strictement européenne. Par l’outre-mer elle dispose d’atouts géopolitiques majeurs.
En 2016 paraît à l’initiative d’Olivier Zajec un ouvrage posthume intitulé Bréviaire stratégique. Déjà auteur d’un volumineux Traité de stratégie en 2002, Hervé Coutau-Bégarie tenait à le synthétiser qu’il résume en 555 aphorismes répartis sur dix chapitres. D’entrée, il rappelle que « les définitions de la stratégie sont innombrables. Aucune ne peut prétendre englober tous les aspects d’une activité dont le champ est immense ». Il souligne que « les grands stratèges sont aussi rares dans l’histoire que les grands hommes d’État ». Par ailleurs, la stratégie « ne vise pas seulement à surmonter des obstacles, mais à vaincre un ennemi. Lorsqu’il n’y a pas cette dialectique, il n’y a pas de stratégie ».
Pour autant, il insiste que « la stratégie est un art, en tant qu’elle est une pratique; elle est aussi une science en tant qu’elle est un savoir qui peut faire l’objet d’une étude scientifique (au sens des sciences sociales) ». En revanche, Hervé Coutau-Bégarie se détourne de la tactique (le niveau de la théorie et de la pratique du combat au niveau scalaire de la division, du bataillon et du régiment). Il écarte aussi l’art opérationnel qu’applique l’état-major soviétique, puis russe. Ce champ se place entre la stratégie et la tactique. Expert de l’histoire militaire russo-soviétique, l’économiste souverainiste Jacques Sapir le définit dans La Mandchourie oubliée. Grandeur et démesure de l’art de la guerre soviétique (Éditions du Rocher, 1996) comme l’ensemble théorique et pratique « des opérations menées par les grandes unités dans la recherche de résultats stratégiques sur un théâtre d’opérations déterminé [et qui …] envisage les forces armées dans leur totalité et fournit un cadre à la fois pour une approche de l’histoire militaire et pour la rédaction des plans de campagne, la définition des postures, des déploiements et de la structuration des forces ». Le débat continue avec intensité entre ses partisans et ses détracteurs.
Étudier la stratégie implique que « l’histoire sert de laboratoire ». L’auteur prévient que « l’art de la guerre comprend une partie fixe et une partie variable. La partie fixe est plus grande en stratégie qu’en tactique, qui est plus dépendante des moyens du milieu ». Il en procède une série de principes qu’il énonce : concentration, initiative, surprise, activité, direction, liberté d’action, économie des forces, sûreté et manœuvres. Certes, leur « universalité [...] n’empêche pas une grande variabilité dans leur application. Cette variabilité résulte du temps, des lieux, des moyens ». Il faut néanmoins se garder de toute automaticité. En effet, « en stratégie, les choses ne se passent jamais comme prévu, il y a un décalage constant entre la conception et l’exécution, c’est la friction théorisée par Clausewitz ».
Grand connaisseur de la Mer et donc du Léviathan géopolitique, Hervé Coutau-Bégarie en réaliste pragmatique n’adhère pas la dichotomie facile entre la Terre et les thalassocraties. Il démontre les inévitables interactions. Il ne cantonne pas le fait stratégique au seul espace terrestre. Il évoque la stratégie nucléaire qui bouleverse les règles mises en lumière par Clausewitz de l’engagement. La stratégie maritime exige une projection de puissance certaine afin de maintenir la maîtrise de la mer et donc la libre circulation sur les lignes des communications. S’il ne traite pas de la stratégie numérique ou cybernétique, l’auteur mentionne la stratégie aérienne (et un peu spatiale). Il reconnaît volontiers que « l’air rend possible une interaction constante des milieux terrestres et maritimes et donc favorise une unification de stratégies qui, auparavant, étaient largement indépendantes ».
Bréviaire stratégique éclaire de façon notable un concept parfois quelque peu brumeux. Toutefois, Hervé Coutau-Bégarie avertit le lecteur. « La stratégie ne s’apprend pas dans les manuels. Mais elle est inséparable de la réflexion. » Ce petit livre succinct explique avec aisance et clarté un vocabulaire toujours fort mal employé par la médiasphère journalistique. Un régal !
• Hervé Coutau-Bégarie, Bréviaire stratégique, avant-propos d’Olivier Zajec, Éditions du Rocher, 2016, 146 p., 12 €.