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  • Polémogénèse de la Russie

    par Georges Feltin-Tracol

     

    Entraygues.jpgDans Le mage du Kremlin, Giulano Da Empoli fait dire à l’éminence grise de Vladimir Poutine, Vadim Baranov, transposition romancée du théoricien de la « démocratie souveraine », Vladislav Sourkov, que « notre État a toujours été basé sur la mobilisation. Nous étions une nation fondée tout entière sur l’idée de la guerre, de la défense de la patrie contre des agressions qui pouvaient arriver de l’étranger (1) ».

    Cette phrase apocryphe rejoint néanmoins la problématique de l’essai d’Olivier Entraygues sur la Russie et la guerre (2). Ce lieutenant-colonel d’infanterie, docteur en histoire, examine le rôle essentiel du conflit dans l’histoire, voire l’ontologie et/ou la psychologie collective(s), russe. Par polémogénèse, il faut comprendre l’étude de manière morphologique du déploiement dans l’espace et le temps du conflit sous toutes ses facettes. Ainsi considère-t-il que « de Pierre le Grand à Vladimir Poutine, dans cette coulée géo-historique, la guerre est la représentation ultime de toutes les interactions entre la Russie et son étranger proche ». Toutefois, à rebours de l’approche encyclopédique, il avertit que « cet essai propose un regard dynamique de la conduite de la guerre par les Russes afin de mettre en perspective son ultime manifestation ». En effet, l’auteur estime que « la guerre devient un fait social total et global, c’est-à-dire un phénomène qui s’inscrit dans des dimensions géographiques, politiques, juridiques, économiques, religieuses et culturelles ». Il ose même ajouter que « l’histoire est écrite par les vainqueurs mais les gains de connaissances sont produits par les vaincus ».

     

    La géographique, une nécessité primordiale

     

    Olivier Entraygues fait comprendre au lecteur qu’à la disparition de l’Union Soviétique en décembre 1991, malgré le référendum du 17 mars de la même année qui entérinait dans neuf républiques soviétiques sur quinze (refus des trois États baltes, de la Moldavie, de l’Arménie et de la Géorgie) à 77,85 % la volonté populaire de conserver un ensemble soviétique uni, la Russie « se rend soudainement compte qu’elle a perdu plus de 1 500 kilomètres de profondeur stratégique ». Ce n’est pas négligeable, surtout si quand on sait que « la puissance de la “ Russie éternelle “ ne réside pas tant dans la force de son armée que dans sa dimension tellurique : ses espaces immenses, ses routes sommaires, ses vastes forêts, ses larges fleuves et ses zones marécageuses auxquels s’ajoutent un été court, un hiver long et le dégel du printemps ».

    Bien que de formation historienne, l’auteur insiste beaucoup sur le facteur géographique dans la conflictualité. L’espace russe « doit être qualifié de “ monde massif “ car sa taille est démesurée et les distances à parcourir y sont prodigieuses. […] Aujourd’hui, ce bloc géographique s’étale encore sur dix fuseaux horaires (3) et représente plus de vingt-cinq fois la taille du territoire français. Il s’agit de milliers de kilomètres à parcourir du nord au sud, et d’est en ouest : 2 400 kilomètres de la mer Noire à la mer Blanche, 2 500 du coude du fleuve Volga où sera construite la ville de Stalingrad à l’embouchure de l’Oder ». Les géopolitologues et autres plumitifs se focalisent sans cesse sur deux prolongements terrestres de la Russie, l’une reconnue et l’autre contestée. La première se nomme l’exclave de Kaliningrad coincée entre la Lituanie et la Pologne, séparée du Bélarus par l’étroit couloir stratégique de Suwalki. La seconde concerne la Crimée annexée en 2014 qui est reliée à la Russie, avant le début de la guerre en février 2022 et l’occupation de pans entiers de l’Est ukrainien, grâce au pont routier et ferroviaire qui franchit le détroit de Kertch. Or l’Atlas des frontières insolites (4) indique que la Russie possède d’autres portions territoriales inattendues. L’enclave inhabitée de Sanko-Medvezhe (4,5 km²) se trouve au Bélarus. L’enclave russe de Dubki se loge sur la rive estonienne du lac Pskov et ne compte qu’une dizaine d’habitants. Une route originale relie les villages estoniens de Väraka, de Lutepää et de Sesniki. Elle doit traverser sur une cinquantaine de mètres, puis, plus loin, pendant un kilomètre, le territoire russe que les cartographes nomment « Santse Boot ».

    La puissance de la Russie procède d’un déterminisme terrien bien qu’elle dispose par ailleurs d’un très vaste littoral boréal la plupart du temps gelé. La Russie a déclenché une guerre contre l’Ukraine qui « s’organise autour de quatre lignes d’opération : polémologique, tellurique, idéologique et économique ». Olivier Entraygues note que « Poutine est d’abord un “ Slavo-Mongol “, en tant que commandant en chef suprême des forces armées de la Russie, il est ce combattant tellurique qui ne lâche pas sa proie ». Il observe ensuite que « s’il est une constante dans la relation que la Russie entretient à la guerre depuis les invasions mongoles jusqu’à l’agression de l’Ukraine, c’est la présence d’un homme fort à la tête du pays s’affirmant d’abord comme un chef de guerre ». L’héritage mongol lui apparaît déterminant. « Les Mongols pensent la guerre à l’échelle d’un continent, c’est-à-dire à travers le prisme géographique de ce “ monde massif “ qui est celui des plaines russes. »

     

    La chose militaire destructrice - créatrice

     

    Or, outre le terrain géophysique – le sol -, l’officier d’état-major se doit d’intégrer dans sa réflexion et dans ses conjectures d’« autres types d’espaces […]. En effet, aujourd’hui, l’espace maritime, l’espace aérien, l’espace extra-atmosphérique, le cyberespace ou encore l’ionosphère sont les autres dimensions qui entrent dans l’équation guerrière ». Le général soviétique Alexandre Svetchine (1878 - 1938) soutient que « l’art militaire comprend les domaines étroitement liés de la stratégie, de l’art opérationnel et de la tactique. Chaque domaine décrit un niveau distinct de guerre; il se mesure en fonction de paramètres tels que la mission, l’échelle, la portée et la durée du combat ». Il en découle un élément inexistant dans les états-majors occidentaux : « l’art opérationnel englobe la théorie et la pratique de la préparation et de la conduite d’opérations combinées et indépendantes par de grandes unités (fronts, armées) ». Cette innovation théorique peut, sous certaines conditions, stimuler de nouvelles démarches spéculatives et pratiques.

    Olivier Entraygues remarque en plus que « les institutions militaires vieillissent et périssent principalement parce que leurs élites laissent jouer les différents déterminismes (doctrine, organisation, équipement, mentalités) qui les structurent et qui les empêchent de se réformer. Les chefs subissent alors l’inertie de leur système, l’inertie militaire génératrice de déterminismes, aggravée par le conformisme et le formalisme. L’histoire de la guerre montre la quasi-impossibilité pour l’institution militaire de se transformer seule. Dans la continuité du temps de paix, elle ne réussit à s’adapter que lentement, empêtrée dans son gigantisme et freinée par le poids de son immobilisme bureaucratique ». Son étude panoramique des guerres d’Ivan le Terrible à l’actuel chef d’État russe témoigne finalement que, « dans la durée, sur des périodes qui varient de plusieurs mois à plusieurs années, voire des décennies, la Russie en guerre a été capable de développer une endurance opérationnelle qui lui a très souvent permis d’être victorieuse ». S’il explique qu’à l’époque de la Horde d’Or (1243 – 1502), « la guerre nomade est une guerre de masse qui se fait à cheval et par la mobilisation de tous les hommes - “ le peuple en armes “ », il signale aussi que les Soviétiques concevaient la guerre « comme un phénomène sociopolitique total ». Il reconnaît volontiers trouver « une guerre où l’économique et l’idéologique ont pris le pas sur la dimension physique et militaire ».

    Jugeant le concept clausewitzien de l’engagement armé conventionnel est dépassé au profit du paradigme schmittien, Olivier Entraygues relève que « la guerre du temps présent a pris acte de l’obsolescence des armées régulières, mises à mal par ces petits objets stratégiques ». Selon lui, la stratégie russe est par tradition (ou par habitude ?) « alcyonienne ». Dans la mythologie grecque, Alcyoneus, fils d’Ouranos et de Gaïa, est « invulnérable tant qu’il agira sur son sol natal et qu’il faut l’en faire sortir pour l’affaiblir ». L’échec des invasions de la Russie venues de l’Ouest (Charles XII de Suède au début du XVIIIe siècle, Napoléon Ier en 1812 et Adolf Hitler en 1941 – 1945) atteste cette constante « chtonienne ». Si l’auteur ne se trompe pas, son raisonnement invalide par conséquent tous les avis des généraux de plateau liés au Bloc occidental atlantiste qui craignent qu’après Kyiv tomberont Varsovie, Berlin, Paris, Madrid, Londres et Dublin… Vladimir Poutine n’a pas l’intention de fonder un empire euro-russe comme le croyait Jean Thiriart dans son essai posthume sur l’empire euro-soviétique (5).

     

    Guerre quantique et ascèse civilisationnelle ?

     

    L’auteur met aussi en avant le nouveau concept de « guerre quantique ». Il suppose que « dans le cadre théorique de la guerre quantique, la société est appréhendée par ses dimensions physiques (le territoire, les espaces maritimes, aérien et extra-atmosphérique, les infrastructures), économiques (la production, les transports, le commerce) et psychologiques (les valeurs, la culture, les croyances). Et la violence s’y concentre sur la population, centre de gravité de la société. Ce faisant, sa résilience devient un enjeu majeur et une préoccupation constante des pouvoirs publics. Les populations doivent ainsi être protégées des opérations psychologiques (par la défense de certaines valeurs philosophiques, politiques et culturelles transmises par l’éducation et l’information institutionnelle), comme physique (par l’action souvent combinée des services de renseignement, de la police et des forces armées, mais aussi par la préparation des services d’urgence comme les pompiers, la sécurité civile ou le milieu hospitalier). De telles mesures de prévention visent aussi à réduire au maximum la part de la population qui pourrait basculer à son tour dans la violence, par panique, par adhésion ou en réaction aux événements ».

    L’actuelle « opération militaire spéciale » suscite dès à présent des retombées économiques, sociales et démographiques indéniables. L’auteur évoque « l’effondrement insidieux de la Russie, déjà visible dans son vieillissement physique et mental; son manque d’entrain et de projet, son défaitisme profond que signale la passivité de sa population prise au doute quant à sa capacité d’avenir ». Ne serait-ce pas une permanence psycho-historique propre à l’« étaticité » russe ? Au lendemain de la Guerre de Crimée (1853 – 18556), la Russie vaincue par une coalition pré-atlantiste (Royaume-Uni, France, Piémont-Sardaigne et Empire ottoman) ne connaissait-elle pas déjà un état d’esprit similaire ?

    L’historien français Georges Sokoloff parle de « puissance pauvre » à propos de la Russie - « Soviétie » aux XIXe et XXe siècles (6). Cette indigence ne lui serait-elle pas consubstantielle au même titre que sa combativité intrinsèque découlant de son égrégore ? Sans omettre qu’il n’y a pas sur ce dernier point de spécificité russe puisque la guerre sert de matrice politique à la formation de l’État.

    La « dèche » permanente de la puissance russe est cependant revendiquée en 1996 par Alexandre Douguine dans un texte visionnaire, « De la géographie sacrée à la géopolitique ». « Le “ Nord pauvre “ est un idéal, l’idéal sacré du retour aux sources nordiques de la civilisation, écrit-il. Ce Nord est “ pauvre “ parce qu’il est basé sur l’ascétisme total, sur la dévotion radicale envers les plus hautes valeurs de la Tradition, sur le mépris complet du matériel, par amour du spirituel. Le “ Nord pauvre “ n’existe géographiquement que sur les territoires de la Russie (7). » Il est évident que, d’après le futur penseur néo-eurasiste, « pour la Russie, la voie du “ Nord pauvre “ signifie le refus de l’incorporation dans la zone mondialiste, le refus de l’archaïsation de ses propres traditions et de leur réduction au niveau folklorique d’une réserve ethnico-religieuse. Le “ Nord pauvre “ doit être spirituel, intellectuel, actif et agressif (8) ». D’où son attention particulière qu’il accorde aux puissances telluriques résistantes à l’Occident telles la République islamique d’Iran ou la République démocratique populaire de Corée.

    Un quart de siècle plus tard, Vladimir Poutine a donc mis en acte cet appel au « Nord pauvre » en lançant son armée sur l’Ukraine. Ce nouveau conflit relance la polémogénèse d’un État-continent peut-être tenté par l’hybris. En 2016, sur le ton de la plaisanterie, Vladimir Poutine déclarait que « les frontières de la Russie ne se terminent nulle part ». Dissocier la Russie de la guerre n’arrivera pas de si tôt.

     

    Notes

     

    1 : Giuliano Da Empoli, Le mage du Kremlin, Gallimard, 2022, p. 271.

     

    2 : Olivier Entraygues, La Russie et la guerre. D’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine, Éditions du Cerf, 2023, 272 p., 22 €.

     

    3 : On croit que la Russie, par sa superficie, aurait le plus grand nombre de fuseaux horaires. C’est une erreur fréquente. L’État pluricontinental qui en compte le plus, treize, est… la France.

     

    4 : Zoran Nikolić, Atlas des frontières insolites. Enclaves, territoires inexistants et curiosités géographiques, Armand Colin, 2022.

     

    5 : cf. Jean Thiriart, L’Empire euro-soviétique de Vladivostok à Dublin, préface de Yannick Sauveur, Éditions de la plus grande Europe, 2018; Jean Thiriart, L’Empire euro-soviétique de Vladivostok à Dublin, Ars Magna, coll. « Heartland », 2018.

     

    6 : Georges Sokoloff, La puissance pauvre. Une histoire de la Russie de 1815 à nos jours, Fayard, 1993.

     

    7 : Alexandre Douguine, Pour le Front de la Tradition, Ars Magna, coll. « Heartland », 2017, pp. 415 – 416.

     

    8 : Idem, p. 416.