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Le cas des penseurs aryanistes dans la révolution islamique iranienne

par Georges FELTIN-TRACOL

 

HamedYousefiMainImage-crop.jpgLe vendredi 1er mars 2024, la République islamique d’Iran organisait des élections parlementaires malgré les attaques incessantes de l’Occident terminal. Ses nervis locaux répercutent dans l’ancienne Perse les mots d’ordre néo-coloniaux tels le rejet féministoïde du port du voile par les Iraniennes. Tout est bon pour déstabiliser cette puissance régionale du Moyen-Orient et d’Asie centrale.

L’Iran pâtit des quarante-cinq années d’embargo économique décidé, organisé et encouragé par les États-Unis d’Amérique. Après avoir œuvré au renversement du Shah d’Iran en 1978 – 1979 (1), l’entité yankee rend très difficile la vie quotidienne des 87,5 millions d’Iraniens, victimes de nombreuses pénuries. Les menaces sont en outre multiples. Ainsi, à l’instar de la République démocratique et populaire de Corée, l’Iran a du mal à empêcher la diffusion clandestine sur son territoire de vidéos qui promeuvent le mode de vie occidental et charrient une vision du monde décadente. Un réel désenchantement touche les catégories sociales intermédiaires. Désabusées, elles ne participent plus au jeu politique et se réfugient dans les stupéfiants. La CIA et diverses mafias propagent dans toute la société le vice toxicomane. La République islamique réplique par un recours massif à la peine capitale à l’égard des trafiquants et, parfois, des consommateurs.

Le premier jour de mars, l’électeur iranien votait pour deux institutions parlementaires. Il renouvelait d’une part pour un mandat de quatre ans le Madjles (ou Assemblée consultative islamique), la législature monocamérale de l’Iran. Cette assemblée vérifie l’action du président de la République et de son gouvernement. L’électeur participait d’autre part à un scrutin qui ne se déroule que tous les huit ans : la désignation des quatre-vingt-huit membres de l’Assemblée des experts. Uniquement composée de clercs chiites, cette assemblée joue un rôle crucial et méconnu dans les institutions iraniennes. Elle élit, contrôle et peut révoquer à tout instant le Guide suprême de la République islamique. En fonction depuis 1989 et âgé de 84 ans, son actuel titulaire, Ali Khamenei, serait malade et préparerait sa succession.

 

L’aryanisme iranien

 

Toutefois, par-delà cette actualité politique immédiate, il est intéressant d’étudier certaines origines intellectuelles de la République islamique d’Iran. Elles doivent beaucoup à son fondateur, le marja (guide religieux chiite) Rouhollah Khomeyni (1902 - 1989). Le théoricien du Velayat-e faqih (« gouvernement du juriste - théologien ») s’inspire du modèle platonicien de la république. Il assiste dans sa jeunesse à l’essor des Frères musulmans sunnites et se lie à des militants nationaux-révolutionnaires d’Iran et d’Irak, dont les partisans du Premier ministre nationaliste Rachid Ali al-Gillani (1892 – 1965), qui rêvent d’un grand dessein aryen (2).

Dès le début des années 1920, ce mythe fascine les milieux cultivés iraniens. Vers 1927, quelques mois avant sa disparition, le colonel d’infanterie Mahmoud Poulâdine fonde au sein de l’armée une société secrète « socialiste – aryaniste ». Dix ans plus tard, un étudiant de 23 ans, Mohsen Jahansauzi traduit Mein Kampf et crée à l’école militaire des officiers à Téhéran une organisation clandestine ouvertement nationale-socialiste. L’héritage perse – aryen – indo-européen sera ensuite repris par le régime impérial des Pahlavi. La revendication aryenne s’amplifie au début des années 1970 dans le prolongement de la « Révolution blanche » (la modernisation autoritaire et conservatrice de la société iranienne) qui bouscule et mécontente le clergé chiite. Cependant, de futurs penseurs de la révolution islamique collaborent dans la période 1950 – 1960 à l’ambition impériale de réaliser un ensemble pan-iranien dont l’assise serait l’aryanisme. C’est le cas, par exemple, d’Ahmad Fardid (1909 ou 1910 – 1994) que les ennemis de la République islamique considèrent comme le « père spirituel » du khomeynisme (3).

Originaire de la région de Yazd et issu d’une famille paysanne, Ahmad Mahini Yazdi montre très tôt de belles dispositions pour les études. Outre une maîtrise précoce du persan (la langue véhiculaire de l’Iran), il parle l’arabe et le français. Cet esprit scientifique excelle en mathématiques, mais il se tourne finalement vers la philosophie. Dans les années 1930, il prend le nom d’Ahmad Fardid, étudie le sanskrit, apprend l’allemand et s’enthousiasme tant pour l’histoire pré-islamique de son pays que pour la philosophie chiite. Il découvre plus tard l’œuvre de Nietzsche et cherche dès lors à concilier le surhomme et l’enseignement de l’islam chiite. Cette quête le conduit à suivre les cours en théologie du Hawzah. Certains érudits religieux qui y officient dissertent sur le lien sémantique, symbolique et étymologique possible entre le national-socialisme allemand et le nom d’Ali. De nos jours encore, des confréries musulmanes du Caucase continuent à réfléchir sur la correspondance symbolique entre le quatrième calife de la Oumma et les autres imams et certains dirigeants du IIIe Reich.

 

L’apport décisif d’Ahmad Fardid

 

Vers 1948 – 1949, Ahmad Fardid part pour l’Europe. Il s’inscrit d’abord à la Sorbonne et suit des séminaires à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il y rencontre l’orientaliste « catholique – musulman » Louis Massignon (1883 – 1962), et son successeur, Henry Corbin (1903 – 1978). Traducteur de quelques textes de Martin Heidegger, ce dernier parle l’arabe et le farsi. Il examine avec gourmandise la philosophie chiite (4). Franc-maçon opératif, Henry Corbin estime que l’ésotérisme chiite peut et doit répondre au nihilisme occidental. Sous son impulsion, Ahmad Fardid lit les écrits de René Guénon avant de se rendre à l’université de Heidelberg où il devient un élève de Heidegger. Il transforme alors son nietzschéisme chiite en chiisme heideggérien. De retour en Iran vers 1955, Ahmad Fardid développe auprès de ses étudiants la pensée de Heidegger mâtinée d’« exégèses » chiites. Il énonce ainsi que l’islam chiite incarne le pôle oriental de l’Être complémentaire au pôle occidental d’essence allemande.

Dans la vie courante, Ahmad Fardid agit en disciple de Socrate. Il se veut « philosophe oral ». Il ne laisse aucun écrit. Seul existe en persan un recueil de ses discours. Il se justifie par la nécessité de « revenir à soi » et de renouer avec l’« authenticité orientale et islamique » dénaturée par l’Occident. Il accepte néanmoins un long entretien divisé en deux parties parues le 12 octobre et le 2 novembre 1976 dans la revue officielle du parti unique iranien, Rastakhiz (« Résurrection »). Il se présente en « grand rien ». Il assure n’être ni un « génie », ni un « sage », et encore moins un « intellectuel » (prononcé et écrit en français) (5).

Il critique l’Occident et le processus d’occidentalisation du monde qui dénature les communautés humaines. Il souhaite écarter des commentaires coraniques les expressions de « civilisation » et de « phénomène ». Il ajoute que le Mahdi le visite fréquemment en songes. L’anti-occidentalisme virulent d’Ahmad Fardid le rapproche bientôt de l’opposition révolutionnaire chiite. Il voit rapidement en l’ayatollah Khomeini l’incarnation de l’« éclat divin » et de la radicalité de l’islam. Poursuivant l’islamisation de la pensée de Heidegger, seul philosophe occidental selon lui qui comprend le monde et dont les idées sont conformes aux principes de la Révolution islamique, il évoque fréquemment les grandes figures de la Révolution conservatrice de langue allemande. Il se rallie assez tôt à la cause de Khomeini. Son anti-occidentalisme n’est pas accidentel.

 

Contre l’Occident

 

Dès les années 1960, Ahmad Fardid accuse l’Occident d’être, malgré la fin de ses empires coloniaux, une maladie infectieuse. Il parle d’« occidentalite » (6). Cette hostilité ne lui est pas propre. On ne sait pas qu’en 1970, le futur Guide suprême, Ali Khamenei, et son frère cadet traduisent de l’arabe un violent essai de l’Égyptien Seyyed Qutb (1906 - 1966), proche des Frères musulmans : Réquisitoire contre la civilisation occidentale et perspective de la mission de l’islam. Dans le même temps, l’activiste intellectuel Ali Shariati (1933 – 1977) rencontre Jean-Paul Sartre et Frantz Fanon. Il élabore une théorie qui mêle la dimension martyrologique et révolutionnaire du chiisme, l’existentialisme et le gauchisme. En 1962, Djalal al-Ahmad (1923 - 1969) signe Gharbzadégui qui se traduit en français par… « pays infecté » ou Occidentalite (7). D’abord imprimé et édité en Californie, ce brûlot philosophique se diffuse en Iran de façon illégale. Son auteur sert de chaînon intellectuel entre Ahmad Fardid et Ali Shariati. Chantre de la nationalisation des grandes industries et d’une économie planifiée, Djalal al-Ahmad connaît lui aussi fort bien la culture européenne. Il a traduit Sartre, Albert Camus, le Roumain francophone Eugène Ionesco ainsi que les récits de guerre d’Ernst Jünger. Il a aussi vécu dans le kibboutz israélien de Hazoren, ce qui n’est pas incongru. L’Iran impérial soutient au niveau international l’État d’Israël au nom de la vieille amitié entre Darius et les Hébreux au lendemain de la prise de Babylone dans l’Antiquité. Il y reste quinze jours par fascination pour le caractère paysan, socialiste et nationaliste du sionisme. Il a adhéré au Tudeh, le très puissant Parti communiste iranien clandestin, avant de le quitter en 1947, irrité par l’alignement permanent sur Moscou. Il lance un éphémère Parti socialiste des masses iraniennes.

Quelle est en 2024 leur postérité idéologique ? Il perdure et parvient à se fructifier, surtout sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad de 2005 à 2013. Le principal disciple de Fardid, Reza Davari, né en 1933, a fondé au sein des Pasdaran (les Gardiens de la Révolution) un centre d’études révolutionnaires-conservatrices. On retrouve cette influence à la rédaction du principal quotidien principaliste (8), Kayhan, qui n’a jamais hésité à traduire et à publier des articles d’Alain de Benoist. Plus récemment, directeur du Centre d’analyse doctrinale pour une sécurité sans frontières et de l’Institut de la Certitude, Yadollah Ghazvini alias Hassan Abbassi dénonce la diplomatie revancharde et agressive des États-Unis d’Amérique, du Royaume-Uni, d’Israël et de la France envers l’Iran. Il cible volontiers les productions cinématographiques et télévisées de Hollywood qui favorisent la formation d’une « OTAN culturelle ». Cette forme nouvelle d’alliance transatlantique cherche à empêcher la constitution d’un front anti-occidental eurasiatique Chine – Russie - Iran.

Avec les actions du Hamas palestinien, du Hezbollah libanais, des Partisans de Dieu yéménites, de la Syrie néo-baasiste et des milices populaires chiites irakiennes, l’« occidentalite » retrouve une nouvelle jeunesse. Les Européens soucieux de l’esprit gibelin et contempteurs du néo-guelfisme occidental devraient en prendre compte.

 

GF-T

 

Notes

 

1 : cf. Robert Steuckers aux éditions Bios en 2017, Europa II. De l’Eurasie aux périphéries, une géopolitique continentale, et Europa III. L’Europe, un balcon sur le monde.

 

2 : En 1935, la Perse prend le nom officiel d’Iran, ce qui signifie « Royaume des Aryens ».

 

3 : Bien des informations qui suivent sont extraites de Ramin Parham et Michel Taubmann, Histoire secrète de la révolution iranienne (Denoël, 2009). Ce livre se dit avec précaution. Michel Taubmann a en effet fondé et dirigé la revue néo-conservatrice belliciste de langue française au titre révélateur, Le Meilleur des Mondes.

 

4 : Henry Corbin a laissé une riche œuvre historique, philosophique, religieuse et ésotérique, en particulier chez Gallimard, coll. « Tel » la tétralogie herméneutique d’En islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques (1991), Le shî’isme duodécimain (tome 1), Sohrawardî et les platoniciens de Perse (tome 2), Les fidèles d’amour. Shî’isme et soufisme (tome 3) et L’école d’Ispahan. L’école shaykhie. Le douzième imâm (tome 4).

 

5 : La doctrine officielle du mouvement iranien Résurrection prône ouvertement la « troisième voie » géopolitique (« Ni Est, ni Ouest ») et économique (« Ni libéralisme, ni collectivisme »). La constitution islamique de 1979 confirme ces orientations et promeut l’auto-gestion en entreprise.

 

6 : En anglais, Westoxication.

 

7 : Djalâl al-e Ahmad, L’occidentalite, traduit du persan par Françoise Barrès – Kotobi et Mortéza Kotobi avec la collaboration de Daniel Simon, L’Harmattan, 1985, 176 p.

 

8 : Les principalistes forment un ensemble hétérogène qui défend néanmoins les principes fondamentaux de la révolution islamique de 1979. Ils se méfient des modérés et des progressistes tout en prônant souvent la justice sociale dans le cadre de l’indépendance nationale et sous la supervision du Guide suprême.

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