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  • Par-delà l’Occident et le conservatisme, vers l’hespérialisme européen

    par Georges FELTIN-TRACOL

     

    Engels.jpgEn 2013, Le Toucan éditait le premier essai de David Engels : Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine. Quelques analogies. L’auteur, né en 1979, comparaissait le chaos du premier siècle avant Jésus-Christ à Rome et les dysfonctionnements manifestes et répétés d’une machinerie totalitaire soi-disant européenne. Depuis cette sortie, David Engels qui s’inspire ouvertement de la méthode comparative culturaliste d’une figure de la Révolution conservatrice allemande, a fondé en 2017 et préside la Société Oswald-Spengler. Cette assemblée a remis en 2018 son premier prix à l’écrivain français Michel Houellebecq. Outre la réédition de Que faire ? Vivre avec le déclin de l’Europe (2019), les éditions de la Nouvelle Librairie vont bientôt publier sa biographie de l’auteur des Années décisives.

    Défendre l’Europe civilisationnelle se veut philosophique et politique. « J’ai été franc et me suis permis, écrit-il, n’étant heureusement pas homme politique, de livrer au lecteur le fond de mes réflexions sans envisager une éventuelle adéquation avec tel programme politique, telle préoccupation électorale ou telle question d’actualité. » Il observe que « l’Europe a longtemps été divisée entre une gauche eurofédéraliste et une droite souverainiste ». C’est un schéma grossier, simpliste et réducteur. Le gaulliste d’extrême gauche Régis Debray défend la souveraineté nationale. Malgré le vote négatif des Français et des Néerlandais en 2005, Nicolas Sarközy, difficilement classable à gauche pour la médiastructure du Système, a fait adopter le traité de Lisbonne.

     

    La fin de l’Europe

     

    Pour David Engels, nos sociétés sombrent dans une « grande confusion » perceptible par l’existence de menaces contemporaines, à savoir le « dataïsme », l’idéologie LGBTQIA+++ et le transhumanisme. Il assiste, effaré, à la destruction simultanée et conjointe du noyau familial, de la tradition, du cadre démocratique compris comme participation des citoyens au devenir de leur cité, des nations historiques, des écosystèmes, des activités économiques broyées par l’émergence d’oligopoles planétaires et finalement de tout sens esthétique. « La civilisation européenne arrive à son stade final, et même si le christianisme lui survivra assurément encore très longtemps, il n’est pas sûr que ce soit sur ce continent ou sous des formes que nous identifierons comme européennes. » En effet, les identitaires se focalisent trop sur l’islamisation en cours favorisée par le grand remplacement des autochtones d’Europe à l’avantage des masses allogènes méridionales et orientales. Ils sous-estiment l’offensive des nouveaux cultes chrétiens auprès des classes moyennes à travers l’essor des mormons ou l’action des missions évangéliques protestantes dans les banlieues où vivent des populations africaines et antillaises. Toutefois, cette compensation spirituelle reste une parodie propre aux religiosités secondaires. Leur présence croissante démontre surtout que « l’Europe ne meurt pas parce qu’elle est menacée de l’extérieur ou de l’intérieur, mais parce que tout le monde – que l’on me permette l’expression – s’en fiche, à un tel point que même les derniers Européens ne parviennent plus à maintenir la continuité spirituelle avec le passé ».

    Dans un contexte crépusculaire qui charrie stérilité, laideur et médiocrité, David Engels voit dans l’Europe un vecteur salutaire de résistance et de redressement civilisationnels. Il rappelle pour le plus grand déplaisir des nationaux-souverainistes que « longtemps avant d’avoir été divisée en États, l’Europe fut déjà une unité politique, culturelle et surtout spirituelle, et les nations n’ont fait qu’en exprimer (et parfois exacerber) des facettes choisies ». En bon spenglérien, il reconnaît que « l’esprit européen faustien, toujours séduit par les extrêmes, a poussé sa propre autodestruction à un point effectivement assez inouï dans l’histoire humaine ».

    C’est la raison pour laquelle l’auteur veut s’affranchir du conservatisme et de la notion moderne d’Occident qui déborde largement du limes civilisationnel européen. Il suggère d’entreprendre un projet politique ambitieux qui se traduirait dans les faits par une « confédération de nations européennes » et la refondation d’« un ordre politique fonctionnel ». Les défis sont multiples. Outre le progressisme et sa métastase purulente, le wokisme, David Engels s’élève contre le « socialisme des milliardaires » (collectivisme privé aurait été plus percutant). Il craint qu’« une fois l’accès au pouvoir total des oligarques assuré et les derniers résidus de la démocratie libérale disparus, la compétition entre les nouveaux Césars de l’économie entrera dans une phase chaude et se déversera aussi dans le domaine politique » Ainsi juge-t-il nécessaire d’établir un paradigme novateur. « Pour être en position de force, il faudrait avoir créé une idéologie sérieuse et convaincante, des réseaux solides, des médias populaires, un langage politique inimitable, des zones d’influence et de pouvoir exemplaires et surtout une jeune élite idéaliste et compétente – un combat qui est tout sauf gagné, et qui dépend largement de notre capacité de raviver la flamme de la transcendance et du patriotisme hespérialiste dans le cœur des jeunes ».

     

    Trois sources de renouveau ?

    L’auteur invite par conséquent les Européens, en particulier les jeunes adultes, à renouer avec trois sources de leur civilisation, à savoir « l’ancien Proche-Orient », l’Antiquité classique gréco-romaine et le christianisme occidental romain. Il écarte en revanche toute référence aux Indo-Européens. C’est surprenant quand on sait que leur présence a façonné l’égrégore initial des divers peuples boréens, en particulier cette volonté faustienne vitale qu’approuve d’ailleurs David Engels. Il insiste en outre dans une perspective catholique sur la nécessité de restaurer une transcendance propre aux peuples autochtones. Or cette transcendance ne peut être que chrétienne. « Pendant au moins un millénaire, le christianisme a été la voie privilégiée de l’homme européen, après la chute de la civilisation gréco-romaine, pour comprendre, vénérer et accéder à la transcendance. » Fort bien. Mais oublie-t-il la forte et profonde déchristianisation avancée de l’Europe ? La hausse des baptêmes d’adultes et le succès des processions populaires tels le pèlerinage de Chartres ne doivent pas cacher cette tendance durable. Pourquoi David Engels n’évoque-t-il le rôle joué dans la genèse de l’Europe médiévale du christianisme celtique et de sa seconde évangélisation ? « L’éclipse du sacré » va perdurer. Que faire en attendant ?

    Pourquoi ne pas se lancer sur la voie de l’unité politique européen ? « L’Europe est tellement plus que la simple somme des personnes habitant nos terres : elle doit aussi rester fidèle à l’héritage de nos ancêtres par le maintien d’une attitude positive face à la tradition, par la protection de l’idéal familial national et par une fierté saine pour la nature unique de sa civilisation. » Cette prise de conscience impose un élargissement de notre « horizon politique de la défense de la nation à celle de notre civilisation afin de s’approprier pleinement l’idée européenne et de se regrouper autour de l’idée de l’hespérialisme ». D’après David Engels, « il est grand temps pour les amoureux de la véritable tradition européenne d’embrasser rigoureusement la troisième voie d’un engagement patriotique en faveur d’une unification européenne qui ne se baserait pas sur la lutte contre les identités et les traditions, mais plutôt sur leur défense et leur continuation : l’hespérialisme ». Il précise volontiers que « l’esprit d’une telle Europe alternative [… devrait-elle] être idéalement conçu[e] – une utopie, que je désignerais, suivant l’appellation des Grecs pour l’extrême Occident du monde connu, par le terme “ hespérialisme “ ».

    Avec l’hespérialisme et « dans les mains de la tradition, l’Union européenne pourrait devenir un instrument essentiel dans la reconfiguration identitaire de notre continent, d’autant plus que l’écrasante majorité des citoyens est fondamentalement opposée à la dissolution de l’Union, de la libre circulation des personnes et biens, ou de la monnaie commune. Ajoutons à cela qu’il est très peu probable qu’une fois l’Union européenne dissoute, on puisse trouver un accord rapide entre les nombreuses nations européennes pour en reconstruire une nouvelle variante en partant à zéro. La seule solution à ce dilemme est un combat résolu pour la transformation, non pas la dissolution de l’Union ». Soit ! Les confinements covidiens ont quand même mis à mal cette liberté de circuler...

     

    La solution impériale

     

    Originaire de la communauté germanophone de Belgique, cet État est l’un des héritiers de la Grande Bourgogne subsidiariste et ses institutions fédérales autour des trois régions (Bruxelles – Capitale, Flandre et Wallonie) et des trois communautés (francophone, néerlandophone et germanophone) s’inspirent des thèses austro-marxistes), David Engels marque son attachement au modèle spirituel et historique du Saint-Empire romain dit plus tard germanique (ou de la nation germanique). « Le Sacrum Imperium […] pendant un millénaire, a assuré le vivre-ensemble paisible, l’ancrage collectif dans la transcendance et la défense vaillante de territoires allant de la France jusqu’à la Pologne et du Danemark jusqu’à l’Italie – un succès inouï. Alors que les entités confédérées jouissaient d’une autonomie maximale et concertaient leurs intérêts lors d’états généraux réguliers, l’élection libre d’un représentant commun assurait la défense militaire vers l’extérieur, le compromis lors de conflits intérieurs et la garantie d’un minimum de normes nécessaires pour l’épanouissement de tous. » Enseignant à l’Instytut Zachodni (« Institut de l’Ouest ») à Posnan en Pologne, il rapporte la variante subsidiariste locale avec la République des Deux-Nations (1569 - 1795) dans cette permanence politique fondamentale qui s’inscrit dans la très longue mémoire albo-européenne.

    Regrettons que l’auteur ne mentionne pas les revendications des rois de France, des derniers Valois à Louis XIV, à la dignité impériale. Il aurait pu y inclure les initiatives d’un empereur des Français d’origine corse qui cumulait les titres de roi d’Italie, de Protecteur de la Confédération du Rhin et de Médiateur de la Confédération suisse d’autant que la France a aussi été et l’est toujours un empire européen plus restreint.

    Subjugués, hypnotisés et formatés par l’anti-modèle cosmopolite étatsunien et occidental, les Français et les autres Européens accepteraient-ils d’adopter cette « supra-étaticité » qui délaisse le modèle bourgeois moderne décati de l’État-nation ? Il faut craindre que le Kairos soit passé et que l’universalisme français participe au mondialisme dissolvant des identités historiques bio-culturelles collectives qui constituent encore la richesse véritable de ce monde.

     

    David Engels, Défendre l’Europe civilisationnelle. Petit traité d’hespérialisme, Salvator, 2024, 162 p., 18,50 €.