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Guerres de demain, empreinte carbone et défi éco-systémique

par Georges Feltin-Tracol

RedTeam2.jpgAu début des années 2020, s’inspirant des solides liens noués entre l’industrie de l’armement, l’état-major, le secteur des nouvelles technologies, les milieux du divertissement visuel (télévision et cinéma) et l’édition chez les Anglo-Saxons, le ministère français des Armées s’associe à l’Université Paris – Sciences et Lettres et lance un groupe de réflexions prospectives appelé Red Team. Des écrivains de science-fiction, des dessinateurs, des scientifiques (chimie, biologie, mathématiques…) et des universitaires (droit international, histoire, arts décoratifs, etc.) travaillent à la demande des autorités militaires sur les prochaines configurations guerrières.

En 2022 paraît un premier volume (saison 1) qui aborde l’implication dans les futures guerres d’armes nouvelles et des systèmes d’armement novateurs (missile hypervéloce, hyperforteresse, drone de combat polyvalent, railgun ou canon électronique, effets ultra-connectés pour le fantassin. Y est même mentionné l’ambitieux projet d’« ascenseur spatial ». Moins coûteux que le lancement d’une fusée, il s’agit d’« une structure continue entre le sol et l’espace; le transport de marchandises et de passagers est assuré par la circulation de capsules capables de se mouvoir le long du câble qui le constitue, câble qui doit s’allonger au-delà de 35 800 km, orbite géostationnaire où la force centrifuge l’emporte sur l’attraction gravitationnelle de la Terre ». Cet édifice prométhéen partirait de Kourou en Guyane (peut-être encore ?) française. Cet ouvrage a fait sensation, en particulier dans le petit milieu feutré de la science-fiction française où coopérer avec l’armée relève presque de la trahison…

 

La mobilisation virale du vivant

 

En 2023 sort le deuxième tome qui n’explore que deux hypothèses inattendues. La Red Team pour ce livre comprend Virginie Tournay, Laurent Genefort, Romain Lucazeau, Capitaine Numericus, François Schuiten et Saran Diakhité Kaba. Contrairement au premier tome, d’autres contributeurs forment une Purple Team qui doit « fournir les connaissances scientifiques nécessaires à la cohérence et à la vraisemblance des récits ». Ainsi Édith Buser évoque-t-elle le « design, une force prospective » ou bien Greg de Temmerman réfléchit-il sur « Énergie : quelle rupture en vue ? ».

Le premier scénario s’intitule « Une guerre écosystémique ». Il met en scène la militarisation du vivant et des questions environnementales. Le récit se déroule dans un cadre uchronique quelque peu bancal. « L’Est de l’Eurasie est dominé par un vaste empire, héritier des conquêtes de Gengis Khan aux XIIe siècle et suivants : la Horde d’Or. Cette puissance hégémonique a survécu aux turpitudes d’un millénaire d’histoire. » Elle s’oppose à « une alliance défensive : la Ligue hanséatique. Elle rassemble le Mecklembourg, la Poméranie, le Brandebourg, la Saxe, la Prusse, la Westphalie, la Suède, la Finlande et le Danemark, la Bourgogne, la Francie occidentale, le duché de Bretagne, le royaume des Angles et des Saxons. Marquée par un certain progressisme, la Ligue promeut la démocratie municipale, les droits des individus et la liberté de commerce ».

Dans ce climat de guerre froide, « l’ensemble des règnes du monde vivant, incluant évidemment l’espèce humain, constituent une arme en puissance. […] Aussi, la guerre n’a plus d’espace à proprement parler, le théâtre des opérations est infini. Ses temporalités sont multiples : tout changement imperceptible à un instant donné peut se révéler dévastateur à l’instant suivant. C’est le principe de ces guerres que l’on qualifie dorénavant d’“ écosystémiques “ », surtout que le grand public parvient à manipuler depuis chez lui différents génomes. Cette situation favorise l’essor du biolibéralisme, car « la manipulation du vivant devient plus accessible; elle entre dans la sphère domestique et les pratiques individuelles de la même manière que l’ordinateur personnel un demi-siècle plus tôt ». Désormais, presque tout le monde peut concevoir des armes biologiques ou même des « armes écosystémiques, c’est-à-dire capables de modifier un écosystème entier pour le rendre plus favorable à un camp dans un conflit ». Sylvain Gariel, directeur général de DNA Script explique, dans « Ingénierie génique et biosécurité », que « les technologies de biologie moléculaire impliquant l’utilisation d’ADN de synthèse ouvrent des possibilités d’armes biologiques dont pourraient s’emparer des acteurs mal intentionnés ». Avec « Altérer le milieu géographique de la science-fiction ? », l’inévitable historien et ancien officier des troupes de marine, Michel Goya, estime que « la transformation du milieu […] peut […] aussi […] le rendre plus agressif ». Par ailleurs, « les armes biologiques peuvent être transportées à partir de simples vecteurs viraux ou provenir de corps malades vivants ou morts ». Ou bien les armées peuvent projeter des insectes génétiquement modifiés vers l’ennemi. La démonstration ne convainc guère cependant.

 

Vers une guerre intense décarbonée

 

Le second scénario s’appelle « Basse énergie : après la nuit carbonique ». Il décrit une opération militaire dans un État fictif à l’ère de la décarbonation alors que l’équipement des soldats reste très gourmand en énergie. Ce sujet prend une part considérable dans la conduite des opérations militaires et ce, malgré l’intégration numérique des combattants : « communications, casques, enskins, batteries personnelles, collecteurs d’énergie ». Les unités combattantes disposent en outre d’« armes à énergie dirigée […], [de] tenues de camouflage actif dites “ capes d’invisibilité “, [de] jetpacks à micro-turbines silencieuses permettant de survoler un terrain accidenté ou boueux sur de courtes distances ». L’« enskin » « est une combinaison personnelle conçue pour recueillir toute énergie corporelle (cinétique, musculaire et calorifique produite par chaque mouvement) grâce à des capteurs et des ports d’adduction incorporés », le tout dans le cadre d’une « sobriété énergétique » obligatoire et d’un abandon des énergies fossiles par les forces armées. En conséquence, outre la prise en compte des facteurs temporels, logistiques, géographiques, capacitaires et politiques, les états-majors doivent inclure dans leurs plans tactiques de nouvelles données énergétiques, environnementales et numériques, celles-là.

Le cumul et l’enchaînement des crises énergétiques, écologiques et climatiques favoriseraient le changement des mentalités. « Chaque dépense énergétique, à petite ou grande échelle, est prise en compte. Ce chiffrage est facilité par une systématisation du traitement massif de données de l’énergie, et par la volonté de la société d’opérer cette transition vers le décarboné. On passe du Tout hydrocarbure au Tout électrique, ce qui implique :

- des modes de production diversifiés et géographiquement éclatés (nucléaire, éolien, photovoltaïque, gaz verts, hydraulique);

- des circuits de distribution qui quantifient les dépenses énergétiques à tous les niveaux, de l’individuel au macro.

Chaque organe de la nation est tenue à une sobriété énergétique strictement encadrée. » La problématique des dépenses énergétiques, surtout en temps de conflit, nécessite pourtant « en permanence, note Nadia Maïzi du GIEC, des arbitrages, des compromis fins entre poids, énergie, puissance ».

L’intégration de ces contraintes bouleverse donc la tactique. Le champ de bataille devient multidimensionnel ! Nadia Maïzi insiste encore « sur un paradigme dont on ne débat pas suffisamment : l’alternative entre les systèmes centralisés qui organisent notre monde et les systèmes décentralisés qui pourraient s’imposer dans l’avenir – notamment au plan énergétique, mais pas seulement ». Dans ces circonstances nouvelles propres à l’après-Modernité balbutiante, l’Idée impériale gibeline conserve toute son actualité et prend même une réelle valeur pour les prochaines années.

Adaptés pour le grand public, ces deux récits de la saison 2 plongent le lecteur dans des interprétations déstabilisantes. Il rencontre Arès soucieux d’écologie et d’énergies décarbonés. Mais les combats du futur pourront-ils vraiment se préoccuper d’environnement et d’un bilan carbone nul ? Les violents combats en Ukraine et à Gaza indiquent pour l’instant tout le contraire. Un troisième tome vient de paraître ces dernières semaines.

 

 

Red Team, Ces guerres qui nous attendent 2030 – 2060. Saison 2, préface d’Alain Fuchs et de Cédric Denis-Rémis, éditions des Équateurs/PSL – Université Paris Sciences et Lettres, 2023, 210 p., 22 €.

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