par Georges Feltin-Tracol
Avant que la Metro Goldwyn Meyer rachète en 1993 Cannon, une compagnie de production cinématographique. Elle appartenait depuis 1979 à un duo israélien : le réalisateur et scénariste Menahem Golan (1929 – 2014) et son cousin, le producteur Yoram Globus (né en 1943). Pendant une décennie, ils investissent un genre particulier, le film d’action. Cela préfigure le « cinéma de sécurité nationale » si bien décrit par Jean-Michel Valantin (1).
Outre une flopée de films centrés sur le ninja (Ultime Violence. Ninja 2 en 1983), le tandem produit en grand nombre des films qui présentent un Occident conservateur et traditionnel sans cesse menacé par la subversion crypto-communiste. Les têtes d’affiche s’appellent Chuck Norris (Invasion USA en 1985 et Delta Force en 1986) ou Sylvester Stallone (Cobra en 1986). Considérés à leur sortie par une critique bien-pensante comme des « nanars », ces productions sont désormais des classiques, surtout si on les compare avec les réalisations franchouillardes d’aujourd’hui au scénario insipide, au jeu d’acteur lamentable et à l’indéniable imprégnation idéologique dyssexualiste effarante et effrayante. Cannon a aussi financé le célébrissime Highlander (1986) de Russell Mulcahy avec Christophe Lambert et Sean Connery, et même King Lear (1988) du Suisse Jean-Luc Godard !
La relance du film de karaté
Cannon va par ailleurs rendre célèbre le Belge Jean-Claude Van Damme. Né en 1960 à Bruxelles sous le nom de Jean-Claude Van Vaerenbergh, Van Damme vivote à Hollywood où il joue souvent les figurants. Avant de bifurquer plus tard vers un chemin philosophique avec le concept transcendantal d’« Aware » - sans aucun rapport avec le wokisme malgré une étymologie commune signifiant « Se réveiller » -, il tourne sous la direction de Newt Arnold (1922 – 2000) Bloodsport ou, selon le titre français, Tous les coups sont permis. Sur un scénario commun de Christopher Cosby, de Mel Friedman et de Sheldon Lettich, Paul Hertzog écrit une bande-son mémorable et lancinante.
Bloodsport coûte à Cannon environ deux millions de dollars. Quand Golan et Globus le visionnent pour la première fois en compagnie de l’équipe de tournage et des acteurs, ils sont si déçus qu’ils envisagent de renoncer. Van Damme se propose alors de refaire certaines scènes de combat ainsi que de remonter le film bien qu’il n’ait aucune formation dans la réalisation et le montage. La seconde version d’une durée de 92 minutes n’impressionne toujours pas les patrons de Cannon qui décident néanmoins de le distribuer directement en cassette vidéo, marqueur incontestable à l’époque de la série Z. C’est finalement en Malaisie que Bloodsport rencontre un succès inattendu si bien que les producteurs choisissent de le diffuser en salle aussi bien en Europe occidentale qu’en Amérique du Nord. Le film séduit un large public adolescent masculin. Il relance les films de « karaté » délaissés après le décès soudain de Bruce Lee en 1973. Il rapporte à Golus et Golan plus de cinquante millions de dollars, ce qui en fait l’une des réalisations les plus rentables du cinéma.
L’intrigue se focalise sur Frank Dux, capitaine de l’armée étatsunienne de son état. Il excelle dans les arts martiaux. Il a bénéficié dans sa jeunesse de l’enseignement ancestral de Shinzo Tanaka, un Japonais installé aux États-Unis. Son fils unique décédé prématurément, il consent à former Dux au Ninjutsu, l’art martial ninja. Fin prêt, Frank Dux accepte de concourir au nom du clan Tanaka, expert dans le « Démak » (l’art de briser une brique en bas de la pile sans détruire les autres placées au-dessus), au Kumité que son maître a une fois remporté, d’où l’exposition d’un superbe Katana. Dux doit désobéir à ses supérieurs qui lui interdisent de s’y rendre. Deux policiers militaires qui agissent en civil dont l’un, l’agent Rawlins est joué par Forest Whitaker (2), doivent le retrouver, l’arrêter et le ramener aux États-Unis.
Pendant son séjour hongkongais, Frank Dux connaît une romance amoureuse avec Janice Kent (Leah Ayres). Cette dernière veut être la première journaliste occidentale à couvrir cette compétition secrète. Au terme d’un final épique où Dux se remémore de toutes les leçons de son Shidoshi (maître), le Coréen du Sud Chong Li (joué par Bolo Yeung) est vaincu et doit crier « Maté ! » (« Je me rends ! »). Dux et les deux agents regagnent leur pays.
D’étranges organisateurs...
Le Kumité se déroule à Hong-Kong alors possession britannique. Tous les cinq ans, la Société du Dragon Noir organise un tournoi clandestin de trois jours et en neuf tours éliminatoires au cours duquel s’affrontent les spécialistes de tous les arts martiaux de la planète (3). Outre les karatékas et les as en taekwondo coréen, on y croise des champions en boxe thaï et en capoeira (la danse martiale afro-brésilienne). Divisés en deux groupes - Jaune et Rouge -, les participants emploient tous les coups possibles. Certains duels s’achèvent parfois de manière tragique. Ainsi, lors de la première demi-finale, Chong Li tue-t-il Chaun Ip Mung.
Les liens entre le Kumité et la Société du Dragon Noir constituent une facétie des scénaristes. Nommé ainsi d’après la signification littérale des idéogrammes chinois, cette association s’appelle en réalité le Kokuryûkai, ou la « Société du fleuve Amour ». Elle se montre favorable à l’expansion nippone vers l’Ouest, la Chine du Nord, la Mandchourie et l’Extrême-Orient russo-soviétique. Créée en 1901 par Uchida Ryôhei (1874 – 1936) et émanation de la Gen.yôsha, elle-même fondée en 1881 et interdite en 1919 par Hiraoka Kôtarô, Tôyama Mitsuru et d’anciens samouraïs qui avaient salué la rébellion de Saigô Takamori en 1877 (4). L’implication de la Société du Dragon Noir, mouvement patriotique nippon, panasiatique et anti-russe, dans la préparation d’une compétition ouverte aux Chinois et aux Coréens paraît invraisemblable quand on connaît les pesantes dissensions mémorielles liées à l’occupation japonaise de la première moitié de la XXe siècle. Les scénaristes voulaient-ils éviter de fâcher les Triades de l’Empire du Milieu et peut-être les Yakuzas de l’Empire du Soleil levant ?
Jean-Claude Van Damme interprète Frank Dux, coordinateur des scènes de combat pour le film. Bloodsport s’inspire en effet de sa propre vie. Né en 1956 à Toronto au Canada, Frank Dux aurait été en 1975 le premier Boréen victorieux à un Kumité. La même année, il fonde sa propre école d’art martial aux États-Unis, la Dux Ryu Ninjutsu. L’ultime scène du film mentionne qu’il a cumulé plusieurs records du monde (5).
Dux et Kowloon
Formé à Masuda au Japon par un certain Tanaka dès l’âge de 16 ans, Frank Dux aurait combattu 329 fois entre 1975 et 1980 (321 victoires, 7 nuls et 11 défaites). Il serait resté invaincu au World Heavy Weight Full Contact Kumite Championship qu’il aurait donc remporté au terme de soixante rencontres organisées aux Bahamas dans le plus grand secret… Il a publié plus tard une biographie (6) dont la teneur confirme ce que craignaient dès 1987 – 1988 les scénaristes de Bloodsport. Franck Dux affabule beaucoup ! Marine de 1975 à 1981, il aurait mené des opérations ultra-secrètes pour le compte de la CIA en Iran, au Nicaragua et en URSS avec la destruction complète d’une filière de production d’anthrax du KGB à Sverdlovsk ! En bon mythomane, il explique en outre que son père, Alfred Dux, Belge d’origine, s’engagea dans la Brigade juive avant de servir le Mossad avant même qu’apparaisse ce service ! Frank Dux annonce symboliquement les balivernes ultra-travaillées de la caste belliciste néo-conservatrice au lendemain du 11 septembre 2001.
Dans Bloodsport, on peut s’étonner qu’un tournoi tel que le Kumité – qui n’a jamais fait la une de la presse alors que les gens parlent énormément bien avant l’apparition des réseaux sociaux – s’organise à Hong Kong. Existait à l’époque britannique une enclave : la citadelle de Kowloon (ou Kowloon Walled City). D’une superficie de 0,026 km² et peuplé de 50 000 habitants vivant dans des bâtiments surélevés aux rues labyrinthiques, ce territoire rempli de maisons closes, de fumeries d’opium et d’autres lieux interlopes, ne dépendait ni des autorités de Hong Kong, ni de la République populaire de Chine et encore moins de la République de Chine (Taïwan). Les Triades occupaient ce domaine restreint, sujet d’opérations policières coup–de-poing ponctuelles. Ce territoire disparaît en 1993, quatre ans avant la rétrocession officielle à Pékin.
Plaisant à voir parce qu’il ne cherche pas à déclencher une tempête cérébrale chez le spectateur, Bloodsport tranche aussi avec les productions habituelles de Cannon très versées dans le militarisme et l’exaltation d’un super-patriotisme tantôt yankee, tantôt israélien. Au-delà des quelques observations non conventionnelles désormais mises en lumière, il continue à se regarder avec un vrai plaisir.
GF-T
Notes
1 : Jean-Michel Valantin, Hollywood, le Pentagone et Washington. Les trois acteurs d'une stratégie globale, Autrement, 2003.
2 : En 1999, Forest Whitaker incarne le rôle-titre, un tueur à gage qui règle sa vie sur les principes de l’Hagakuré, le code d’honneur des samouraïs, dans Ghost Dog. La Voie du Samouraï de Jim Jarmusch.
3 : Méconnus dans la décennie 1980, le systema russe et le krav-maga israélien y sont absents.
4 : Dont l’histoire est adaptée et retravaillée dans le film d’Edward Zwick, Le Dernier Samouraï (2003) avec, dans le rôle principal, le capitaine Nathan Algren alias Tom Cruise. En réalité, c’est un officier français, Jules Brunet (1838 - 1911), qui se rallia et conseilla un temps les rebelles.
5 : Record du KO le plus rapide en 3,2 secondes, record du KO par coup de poing le plus rapide, record du coup de pied le plus rapide et record de victoires par 56 KO consécutifs.
6 : Frank Dux, The Secret Man. An American Warrior’s Uncensored Story, ReganBook, 1996.