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Les lansquenets d'Europe - Page 3

  • Les fiches de lecture du joueur de la guerre

    Par Georges Feltin-Tracol

     

    Debord.jpgCe joueur de la guerre se nomme Guy Debord. Né le 28 décembre 1931, cet intellectuel de gauche critique rencontre un certain succès en 1967 avec son essai sur La Société du spectacle. Il anime à l’époque un petit groupe, l’Internationale situationniste, qu’il épure avec régularité ses membres jugés « déviants ».

    Auteur d’ouvrages tels Commentaires sur la société du spectacle (1988), un palindrome latin de Virgile signifiant In girum imus nocte et consumimur igniNous tournoyons dans la nuit, et nous voilà consumés par le feu » - 1990) ou les deux tomes de Panégyrique (1989 et 1997) (1), Guy Debord se fait scénariste et réalise des films « avant-gardistes » comme Hurlements en faveur de Sade (1952). Cet interprète avisé et novateur de la pensée de Karl Marx, alimenté par sa grande proximité avec la revue Socialisme ou Barbarie de Claude Lefort et de Cornelius Castoriadis, apprécie la littérature française du XVIIe siècle, en particulier les mémoires du cardinal de Retz, et s’intéresse aux problèmes stratégiques.

     

    Un art de la guerre

     

    En 1965, Guy Debord dépose le brevet d’un jeu de stratégie imaginé dix ans auparavant. Il l’a retravaillé souvent avec l’aide de sa compagne Alice Becker-Ho avant de le publier. « L’ensemble des rapports stratégiques et tactiques, remarque-t-il, est résumé dans le présent “ Jeu de la Guerre “ selon les lois établies par la théorie de Clausewitz, sur la base de la guerre classique du dix-huitième siècle, prolongée par les guerres de la Révolution et de l’Empire (2). » Il tient à préciser que « dans le déroulement de ce Kriegspiel, tout le temps est égal : c’est le solstice de la guerre, où le climat ne varie pas et où la tombée de la nuit ne vient jamais avant la conclusion indubitable des affrontements (3) ».

    Ce jeu vise à détruire l'ennemi de deux façons concurrents. On élimine toutes ses unités combattantes ou bien on s’empare de ses deux arsenaux. La configuration s’organise autour de deux participants qui s’affrontent sur un plateau de cinq cents cases de vingt lignes sur vingt-cinq colonnes. Cet espace se divise en deux territoires (Nord et Sud). On y trouve une chaîne de montagne, un col, deux arsenaux et trois forteresses. Chaque joueur possède un réseau de lignes de communication qui doit être maintenu et protégé. Ces lignes de communication partent des deux arsenaux dans toutes les directions. Chaque joueur dispose en outre de deux unités de transmissions en contact étroit avec les lignes de communication. Les unités combattantes d'un même camp doivent rester en liaison avec ce maillage, sinon elles risquent la destruction ou la capture. Limité aux manœuvres terrestres, ce jeu spéculatif a des implications effectives fort incertaines.

    Pour mener à bien ce travail et nourrir ses réflexions, Guy Debord lit beaucoup et produit de très nombreuses fiches de lecture. Du 27 mars au 13 juillet 2013 se tint sur le site François-Mitterrand de la Bibliothèque nationale de France (BNF) une exposition dédiée à « Guy Debord. Un art de la guerre ». Au cours de cette manifestation inédite furent rendues publiques les fiches Bristol de lecture, de longueur variable avec plus ou moins de détails et de citations plus ou moins longues extraites des ouvrages sans oublier ses propres commentaires. Guy Debord n’annotait jamais sur les pages des livres.

     

    Une riche collection des fiches de lecture

     

    Les éditions de la Nouvelle Librairie ont publié les trois premiers carnets de notes et de pensées de Dominique Venner. Une démarche semblable de publication de la « matière première » concerne ses fiches de lecture et ce, de manière institutionnelle puisque le département des manuscrits de la BNF accueille tout le fond Guy-Debord. À l’instar du fondateur d’Europe-Action, Guy Debord se donna la mort le 30 novembre 1994 dans sa résidence de Champot en Haute-Loire. Vers 17 h 00, ce jour-là, il se tira une balle en plein cœur. Il était atteint de polynévrite alcoolique apparue à l’automne 1990.

    La mise en édition des fiches debordiennes va ravir les seuls fans du situationnisme. Elle constitue une série de cinq volumes au classement thématique (Stratégie; Poésie; Philosophie; Marx, Hegel). Avec le tome intitulé Histoires (4), Guy Debord aborde le vaste champ historique que ses lectures se révèlent éclectiques. S’y côtoient Thucydide et Tacite, Machiavel et Tocqueville, l’historien soviétique Boris Porchnev, spécialiste des soulèvements populaires et paysans dans la France d’Ancien Régime, ou bien l’essai du géographe (et futur géopolitologue) Yves Lacoste sur Ibn Khaldoun. Naissance de l’Histoire, passé du tiers monde (1966). On y rencontre même Le Mythe Tapie. Chronique des années 1980 de Jeanne Villeneuve en 1988.

    Au sujet d’Histoire politique des papes du sénateur inamovible Pierre Lanfrey (1828 – 1877) parue en 1860, Guy Debord écrit de manière laconique : « (IXe – Xe siècles) Grande ère de la mythologie chrétienne, les saints, les reliques, les images (le dégrisement catholique des anciens dieux locaux) (5) ». Il noue une correspondance avec le poète et écrivain francophone uruguayen Ricardo Paseyro (1925 - 2009) plus tard invité fréquent au Libre-Journal du lundi soir aux temps de Jean Ferré à Radio Courtoisie. Dans une lettre du 12 mars 1993, Guy Debord avoue avoir apprécié Mes livres politiques de Georges Laffly et reconnaît volontiers que « les catholiques extrémistes sont les seuls qui me paraissent sympathiques, Léon Bloy notamment (6) ». À la veuve de son ami, producteur de cinéma, éditeur et mécène Gérard Lebovici assassiné en 1984, assassinat jamais éclairci, Floriana Lebovici, il lui explique dans une missive du 19 mars 1988 être « assez fatigué des gauchistes après trente-six d’expérimentation presque continuelle (7) ».

     

    D’étranges convergences ?

     

    Vivant non loin du Puy-en-Velay, Guy Debord aurait pu s’entretenir avec Robert Dun, de sa véritable identité Maurice Martin (1920 – 2002), précurseur de la pensée identitaire, écologiste et païenne. Les rumeurs sur ces éventuelles conversations restent toujours contradictoires. Mais si ces discussions avaient vraiment eu lieu, aurait-ce été infamant ? Dans une autre lettre datée du 28 octobre 1988 adressée à Anita Blanc, on lit que « M. Debord n’accorde aucune importance à ce que pensent des médiatiques (8) ».

    De nos jours, Guy Debord serait enfin classé parmi les « complotistes ». Par exemple, « à l’été de 1994, les principales puissances démocratiques qui, sous l’appellation de G7, vont décider collectivement de tous les principaux aspects de l’administration de la société mondiale nouvelle, entrent triomphalement dans Naples (9) ». De son vivant, il assumait déjà s’être « clairement déclaré un ennemi de son siècle (10) », mieux « cet ennemi du progrès (11) » ! Sa postérité immédiate s’incarne à L’Encyclopédie des nuisances et dans le fameux Comité invisible, auteur de L’insurrection qui vient (2007), À nos amis (2014) et de Maintenant (2017). Mais il a d’autres héritiers putatifs plus surprenants et moins avouables...

     

    Notes

     

    1 : Guy Debord, Œuvres, Gallimard, coll. « Quarto », préface et introductions de Vincent Kaufmann, édition établie et annotée par Jean-Louis Rançon en collaboration avec Alice Debord, 2006.

     

    2 : Guy Debord, Le Jeu de la Guerre. Relevé des positions successives de toutes les forces au cours d’une partie, Gallimard, p. 133. On remarquera le caractère unidimensionnel du jeu qui exclut le conflit naval ainsi que les incidences sous-marines, aériennes, spatiales, voire cybernautiques et informationnelles.

     

    3 : Idem, p. 149.

     

    4 : Guy Debord, Histoire, Éditions L’échappé, coll. « La librairie de Guy Debord », sous la direction de Laurence Le Bras, postface de Daniel Vassaux, 2022.

     

    5 : Idem, p. 228.

     

    6 : Guy Debord, Correspondance, volume 7 janvier 1988 – novembre 1994, Fayard, 2008, p. 397.

     

    7 : Idem, p. 22.

     

    8 : Id., p. 48.

     

    9 : Guy Debord, Œuvres, op. cit., p. 1877.

     

    10 : Guy Debord, « Les erreurs et les échecs de M. Guy Debord par un Suisse impartial », texte inédit de 23 fiches manuscrites dans Emmanuel Guy et Laurence Le Bras (sous la direction de), Guy Debord. Un art de la guerre, BNF – Gallimard, 2013, p. 212.

     

    11 : Idem.

  • Polémogénèse de la Russie

    par Georges Feltin-Tracol

     

    Entraygues.jpgDans Le mage du Kremlin, Giulano Da Empoli fait dire à l’éminence grise de Vladimir Poutine, Vadim Baranov, transposition romancée du théoricien de la « démocratie souveraine », Vladislav Sourkov, que « notre État a toujours été basé sur la mobilisation. Nous étions une nation fondée tout entière sur l’idée de la guerre, de la défense de la patrie contre des agressions qui pouvaient arriver de l’étranger (1) ».

    Cette phrase apocryphe rejoint néanmoins la problématique de l’essai d’Olivier Entraygues sur la Russie et la guerre (2). Ce lieutenant-colonel d’infanterie, docteur en histoire, examine le rôle essentiel du conflit dans l’histoire, voire l’ontologie et/ou la psychologie collective(s), russe. Par polémogénèse, il faut comprendre l’étude de manière morphologique du déploiement dans l’espace et le temps du conflit sous toutes ses facettes. Ainsi considère-t-il que « de Pierre le Grand à Vladimir Poutine, dans cette coulée géo-historique, la guerre est la représentation ultime de toutes les interactions entre la Russie et son étranger proche ». Toutefois, à rebours de l’approche encyclopédique, il avertit que « cet essai propose un regard dynamique de la conduite de la guerre par les Russes afin de mettre en perspective son ultime manifestation ». En effet, l’auteur estime que « la guerre devient un fait social total et global, c’est-à-dire un phénomène qui s’inscrit dans des dimensions géographiques, politiques, juridiques, économiques, religieuses et culturelles ». Il ose même ajouter que « l’histoire est écrite par les vainqueurs mais les gains de connaissances sont produits par les vaincus ».

     

    La géographique, une nécessité primordiale

     

    Olivier Entraygues fait comprendre au lecteur qu’à la disparition de l’Union Soviétique en décembre 1991, malgré le référendum du 17 mars de la même année qui entérinait dans neuf républiques soviétiques sur quinze (refus des trois États baltes, de la Moldavie, de l’Arménie et de la Géorgie) à 77,85 % la volonté populaire de conserver un ensemble soviétique uni, la Russie « se rend soudainement compte qu’elle a perdu plus de 1 500 kilomètres de profondeur stratégique ». Ce n’est pas négligeable, surtout si quand on sait que « la puissance de la “ Russie éternelle “ ne réside pas tant dans la force de son armée que dans sa dimension tellurique : ses espaces immenses, ses routes sommaires, ses vastes forêts, ses larges fleuves et ses zones marécageuses auxquels s’ajoutent un été court, un hiver long et le dégel du printemps ».

    Bien que de formation historienne, l’auteur insiste beaucoup sur le facteur géographique dans la conflictualité. L’espace russe « doit être qualifié de “ monde massif “ car sa taille est démesurée et les distances à parcourir y sont prodigieuses. […] Aujourd’hui, ce bloc géographique s’étale encore sur dix fuseaux horaires (3) et représente plus de vingt-cinq fois la taille du territoire français. Il s’agit de milliers de kilomètres à parcourir du nord au sud, et d’est en ouest : 2 400 kilomètres de la mer Noire à la mer Blanche, 2 500 du coude du fleuve Volga où sera construite la ville de Stalingrad à l’embouchure de l’Oder ». Les géopolitologues et autres plumitifs se focalisent sans cesse sur deux prolongements terrestres de la Russie, l’une reconnue et l’autre contestée. La première se nomme l’exclave de Kaliningrad coincée entre la Lituanie et la Pologne, séparée du Bélarus par l’étroit couloir stratégique de Suwalki. La seconde concerne la Crimée annexée en 2014 qui est reliée à la Russie, avant le début de la guerre en février 2022 et l’occupation de pans entiers de l’Est ukrainien, grâce au pont routier et ferroviaire qui franchit le détroit de Kertch. Or l’Atlas des frontières insolites (4) indique que la Russie possède d’autres portions territoriales inattendues. L’enclave inhabitée de Sanko-Medvezhe (4,5 km²) se trouve au Bélarus. L’enclave russe de Dubki se loge sur la rive estonienne du lac Pskov et ne compte qu’une dizaine d’habitants. Une route originale relie les villages estoniens de Väraka, de Lutepää et de Sesniki. Elle doit traverser sur une cinquantaine de mètres, puis, plus loin, pendant un kilomètre, le territoire russe que les cartographes nomment « Santse Boot ».

    La puissance de la Russie procède d’un déterminisme terrien bien qu’elle dispose par ailleurs d’un très vaste littoral boréal la plupart du temps gelé. La Russie a déclenché une guerre contre l’Ukraine qui « s’organise autour de quatre lignes d’opération : polémologique, tellurique, idéologique et économique ». Olivier Entraygues note que « Poutine est d’abord un “ Slavo-Mongol “, en tant que commandant en chef suprême des forces armées de la Russie, il est ce combattant tellurique qui ne lâche pas sa proie ». Il observe ensuite que « s’il est une constante dans la relation que la Russie entretient à la guerre depuis les invasions mongoles jusqu’à l’agression de l’Ukraine, c’est la présence d’un homme fort à la tête du pays s’affirmant d’abord comme un chef de guerre ». L’héritage mongol lui apparaît déterminant. « Les Mongols pensent la guerre à l’échelle d’un continent, c’est-à-dire à travers le prisme géographique de ce “ monde massif “ qui est celui des plaines russes. »

     

    La chose militaire destructrice - créatrice

     

    Or, outre le terrain géophysique – le sol -, l’officier d’état-major se doit d’intégrer dans sa réflexion et dans ses conjectures d’« autres types d’espaces […]. En effet, aujourd’hui, l’espace maritime, l’espace aérien, l’espace extra-atmosphérique, le cyberespace ou encore l’ionosphère sont les autres dimensions qui entrent dans l’équation guerrière ». Le général soviétique Alexandre Svetchine (1878 - 1938) soutient que « l’art militaire comprend les domaines étroitement liés de la stratégie, de l’art opérationnel et de la tactique. Chaque domaine décrit un niveau distinct de guerre; il se mesure en fonction de paramètres tels que la mission, l’échelle, la portée et la durée du combat ». Il en découle un élément inexistant dans les états-majors occidentaux : « l’art opérationnel englobe la théorie et la pratique de la préparation et de la conduite d’opérations combinées et indépendantes par de grandes unités (fronts, armées) ». Cette innovation théorique peut, sous certaines conditions, stimuler de nouvelles démarches spéculatives et pratiques.

    Olivier Entraygues remarque en plus que « les institutions militaires vieillissent et périssent principalement parce que leurs élites laissent jouer les différents déterminismes (doctrine, organisation, équipement, mentalités) qui les structurent et qui les empêchent de se réformer. Les chefs subissent alors l’inertie de leur système, l’inertie militaire génératrice de déterminismes, aggravée par le conformisme et le formalisme. L’histoire de la guerre montre la quasi-impossibilité pour l’institution militaire de se transformer seule. Dans la continuité du temps de paix, elle ne réussit à s’adapter que lentement, empêtrée dans son gigantisme et freinée par le poids de son immobilisme bureaucratique ». Son étude panoramique des guerres d’Ivan le Terrible à l’actuel chef d’État russe témoigne finalement que, « dans la durée, sur des périodes qui varient de plusieurs mois à plusieurs années, voire des décennies, la Russie en guerre a été capable de développer une endurance opérationnelle qui lui a très souvent permis d’être victorieuse ». S’il explique qu’à l’époque de la Horde d’Or (1243 – 1502), « la guerre nomade est une guerre de masse qui se fait à cheval et par la mobilisation de tous les hommes - “ le peuple en armes “ », il signale aussi que les Soviétiques concevaient la guerre « comme un phénomène sociopolitique total ». Il reconnaît volontiers trouver « une guerre où l’économique et l’idéologique ont pris le pas sur la dimension physique et militaire ».

    Jugeant le concept clausewitzien de l’engagement armé conventionnel est dépassé au profit du paradigme schmittien, Olivier Entraygues relève que « la guerre du temps présent a pris acte de l’obsolescence des armées régulières, mises à mal par ces petits objets stratégiques ». Selon lui, la stratégie russe est par tradition (ou par habitude ?) « alcyonienne ». Dans la mythologie grecque, Alcyoneus, fils d’Ouranos et de Gaïa, est « invulnérable tant qu’il agira sur son sol natal et qu’il faut l’en faire sortir pour l’affaiblir ». L’échec des invasions de la Russie venues de l’Ouest (Charles XII de Suède au début du XVIIIe siècle, Napoléon Ier en 1812 et Adolf Hitler en 1941 – 1945) atteste cette constante « chtonienne ». Si l’auteur ne se trompe pas, son raisonnement invalide par conséquent tous les avis des généraux de plateau liés au Bloc occidental atlantiste qui craignent qu’après Kyiv tomberont Varsovie, Berlin, Paris, Madrid, Londres et Dublin… Vladimir Poutine n’a pas l’intention de fonder un empire euro-russe comme le croyait Jean Thiriart dans son essai posthume sur l’empire euro-soviétique (5).

     

    Guerre quantique et ascèse civilisationnelle ?

     

    L’auteur met aussi en avant le nouveau concept de « guerre quantique ». Il suppose que « dans le cadre théorique de la guerre quantique, la société est appréhendée par ses dimensions physiques (le territoire, les espaces maritimes, aérien et extra-atmosphérique, les infrastructures), économiques (la production, les transports, le commerce) et psychologiques (les valeurs, la culture, les croyances). Et la violence s’y concentre sur la population, centre de gravité de la société. Ce faisant, sa résilience devient un enjeu majeur et une préoccupation constante des pouvoirs publics. Les populations doivent ainsi être protégées des opérations psychologiques (par la défense de certaines valeurs philosophiques, politiques et culturelles transmises par l’éducation et l’information institutionnelle), comme physique (par l’action souvent combinée des services de renseignement, de la police et des forces armées, mais aussi par la préparation des services d’urgence comme les pompiers, la sécurité civile ou le milieu hospitalier). De telles mesures de prévention visent aussi à réduire au maximum la part de la population qui pourrait basculer à son tour dans la violence, par panique, par adhésion ou en réaction aux événements ».

    L’actuelle « opération militaire spéciale » suscite dès à présent des retombées économiques, sociales et démographiques indéniables. L’auteur évoque « l’effondrement insidieux de la Russie, déjà visible dans son vieillissement physique et mental; son manque d’entrain et de projet, son défaitisme profond que signale la passivité de sa population prise au doute quant à sa capacité d’avenir ». Ne serait-ce pas une permanence psycho-historique propre à l’« étaticité » russe ? Au lendemain de la Guerre de Crimée (1853 – 18556), la Russie vaincue par une coalition pré-atlantiste (Royaume-Uni, France, Piémont-Sardaigne et Empire ottoman) ne connaissait-elle pas déjà un état d’esprit similaire ?

    L’historien français Georges Sokoloff parle de « puissance pauvre » à propos de la Russie - « Soviétie » aux XIXe et XXe siècles (6). Cette indigence ne lui serait-elle pas consubstantielle au même titre que sa combativité intrinsèque découlant de son égrégore ? Sans omettre qu’il n’y a pas sur ce dernier point de spécificité russe puisque la guerre sert de matrice politique à la formation de l’État.

    La « dèche » permanente de la puissance russe est cependant revendiquée en 1996 par Alexandre Douguine dans un texte visionnaire, « De la géographie sacrée à la géopolitique ». « Le “ Nord pauvre “ est un idéal, l’idéal sacré du retour aux sources nordiques de la civilisation, écrit-il. Ce Nord est “ pauvre “ parce qu’il est basé sur l’ascétisme total, sur la dévotion radicale envers les plus hautes valeurs de la Tradition, sur le mépris complet du matériel, par amour du spirituel. Le “ Nord pauvre “ n’existe géographiquement que sur les territoires de la Russie (7). » Il est évident que, d’après le futur penseur néo-eurasiste, « pour la Russie, la voie du “ Nord pauvre “ signifie le refus de l’incorporation dans la zone mondialiste, le refus de l’archaïsation de ses propres traditions et de leur réduction au niveau folklorique d’une réserve ethnico-religieuse. Le “ Nord pauvre “ doit être spirituel, intellectuel, actif et agressif (8) ». D’où son attention particulière qu’il accorde aux puissances telluriques résistantes à l’Occident telles la République islamique d’Iran ou la République démocratique populaire de Corée.

    Un quart de siècle plus tard, Vladimir Poutine a donc mis en acte cet appel au « Nord pauvre » en lançant son armée sur l’Ukraine. Ce nouveau conflit relance la polémogénèse d’un État-continent peut-être tenté par l’hybris. En 2016, sur le ton de la plaisanterie, Vladimir Poutine déclarait que « les frontières de la Russie ne se terminent nulle part ». Dissocier la Russie de la guerre n’arrivera pas de si tôt.

     

    Notes

     

    1 : Giuliano Da Empoli, Le mage du Kremlin, Gallimard, 2022, p. 271.

     

    2 : Olivier Entraygues, La Russie et la guerre. D’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine, Éditions du Cerf, 2023, 272 p., 22 €.

     

    3 : On croit que la Russie, par sa superficie, aurait le plus grand nombre de fuseaux horaires. C’est une erreur fréquente. L’État pluricontinental qui en compte le plus, treize, est… la France.

     

    4 : Zoran Nikolić, Atlas des frontières insolites. Enclaves, territoires inexistants et curiosités géographiques, Armand Colin, 2022.

     

    5 : cf. Jean Thiriart, L’Empire euro-soviétique de Vladivostok à Dublin, préface de Yannick Sauveur, Éditions de la plus grande Europe, 2018; Jean Thiriart, L’Empire euro-soviétique de Vladivostok à Dublin, Ars Magna, coll. « Heartland », 2018.

     

    6 : Georges Sokoloff, La puissance pauvre. Une histoire de la Russie de 1815 à nos jours, Fayard, 1993.

     

    7 : Alexandre Douguine, Pour le Front de la Tradition, Ars Magna, coll. « Heartland », 2017, pp. 415 – 416.

     

    8 : Idem, p. 416.

  • Le temps des guerres non conventionnelles

    par Georges FELTIN-TRACOL

    alger.jpgLes guerres de la Révolution et de l’Empire de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe achèvent la « guerre en dentelles » et bouleverse la réflexion stratégique européenne. De ces grandes transformations sort un abondant corpus théorique avec les écrits de Clausewitz et de Jomini. Les états-majors tant d’Europe qu’Amérique (pensons aux généraux de la Guerre étatsunienne de Sécession ou aux officiers chiliens de la Guerre du Pacifique contre le Pérou et la Bolivie) y puisent les moyens de remporter une victoire éclatante.

    La guerre s’organise de manière dite conventionnelle avec l’affrontement de deux armées sans atteindre les non-combattants. Or, dès le commencement du XXe siècle, la nature du conflit évolue du fait de l’implication croissante des populations civiles et du surgissement de la « guerre totale », mobilisatrice de tout le potentiel économique, financier, humain des États belligérants. Les deux guerres mondiales confirment la montée technique aux extrêmes. Après 1945, la menace de l’arme nucléaire fige les protagonistes dans un équilibre de la terreur qui favorise des conflits locaux de basse ou de moyenne intensité (Corée, Viêtnam, Afghanistan). En dépit de la multiplication des théâtres d’opération, les militaires des deux blocs formulent toujours leurs prévisions - offensives et défensives - dans un schéma conventionnel de chocs entre armées utilisant, le cas échéant, des armements nucléaires tactiques, chimiques et/ou bactériologiques.

    La fin de la « Guerre froide » remet en cause toutes ces considérations et l’Occident, après avoir parié (et perdu) sur les « dividendes de la paix », se lance dans des opérations extérieures pour lesquelles les critères habituels de la guerre conventionnelle deviennent au mieux inopérants, au pis facteurs certains de défaite.

    Installées en Lorraine, les éditions Le Polémarque ont publié en 2013 deux essais qui remettent en cause le conservatisme des stratèges occidentaux. Le lieutenant français Pierre-Marie Léoutre explique Comment l’Occident pourrait gagner ses guerres (123 p., 10 €). Quant à l’universitaire suisse Bernard Wicht, il s’interroge sur l’avenir incertain du continent européen avec le risque de déboucher sur Une nouvelle Guerre de Trente Ans ? (57 p., 8 €).

    Malgré des centres d’intérêt différents, ces deux ouvrages présentent d’indéniables convergences, à savoir la mutation en cours de l’art de la guerre. Certes, le livre de Pierre-Marie Léoutre est plus concret, plus tactique, plus optimiste aussi alors que l’essai de Bernard Wicht, plus pessimiste, se veut d’abord une réflexion philosophique.

     

    Penser les guerres asymétriques

     

    Pierre-Marie Léoutre entame sa réflexion à partir du bilan désastreux des interventions occidentales en Afghanistan et en Irak. Il constate que « l’arme nucléaire, si elle est efficace dans son rôle de dissuasion contre les États, apparaît inutile contre des organisations terroristes ou des mouvements de guérilla sans réelle assise territoriale ». La forme conventionnelle de la guerre restée au face-à-face de deux armées a été d’urgence remplacée dans les montagnes du Pamir et de l’Hindou Kouch et en Mésopotamie par de nouveaux types de conflits appelés « asymétriques » qui « mettent en exergue une des difficultés du mode de pensée occidental : il n’est plus possible dans certains cas de l’emporter par un choc décisif, car l’adversaire l’évite ». Ce nouveau genre de guerre rend les armées occidentales très fragiles d’autant qu’« un autre élément particulièrement visible du modèle occidental de la guerre est la recherche de la supériorité technologique », ce que les guérillas n’ont pas. En outre, les sévères restrictions budgétaires font que les armées occidentales ne disposent plus d’unités complètement autonomes, ce qui accroît leur handicap.

    Non préparées aux terrains irakien et afghan, les forces occidentales ne pourraient qu’échouer, elles qui « s’entraînèrent […] pendant cinquante ans à une guerre qui n’eut pas lieu et ne risquait guère d’advenir… et elles allèrent, hors de cette Europe qui monopolisait toutes les attentions mais était totalement gelée, de défaite en défaite car “ non adaptées ” aux guerres non conventionnelles qu’elles menaient sur le reste de la planète ». Préfigurations de l’Afghanistan et de l’Irak, ces défaites cinglantes s’appellent l’Indochine, l’Algérie, le Viêtnam. L’auteur aurait pu y ajouter les guerres africaines du Portugal. loin de réadapter le format des armées au lendemain de la fin de la Guerre froide, les responsables militaires ont gardé de vieux schémas en accordant une plus grande attention aux « Forces Spéciales (FS) [qui] sont devenues une véritable obsession des états-majors occidentaux ». Mais leur emploi dans une guerre asymétrique se doit d’être ponctuel. Les FS ne peuvent pallier les déficiences matérielles et morales des autres troupes. Elles n’arriveront jamais à vaincre les partisans de la « petite guerre », car leur logique ne correspond pas à celle de l’ennemi. Pour Pierre-Marie Léoutre, « l’objectif d’une guérilla au XXIe siècle n’est […] plus de libérer le pays uniquement par les armes. L’objectif actuel est de parvenir à l’abdication du pouvoir loyaliste ». Malgré leur professionnalisme, leur vaillance et leur abnégation, les unités spéciales n’arrêteront jamais une guérilla qui se fond dans la population. Cette dernière est son « biotope » qui lui sert à la fois de refuge, de centre de recrutement, de milieu de renseignement et de source de financement. L’appui qu’elle lui procure peut être contraint par la terreur ou volontaire grâce à une « contagion idéologique », fruit d’un long travail d’encadrement psychologique de masse. Toute guérilla véritable s’organise autour de structures militaires souples et une OPA (organisation politico-administrative) en prise sur la société. Dans le monde musulman, « l’OPA a un avatar : il s’agit des personnes qui soutiennent activement la rébellion en lui fournissant des renseignements, des caches, des notables qui poussent la population civile à aider les djihadistes, à les cacher, de djihadistes qui habitent tel ou tel village et servent de contact pour les bandes en maraude, les informant, les guidant, leur indiquant les représailles à effectuer pour s’assurer la collaboration, bien souvent forcée, des habitants de la zone ».

    Paul-Marie Léoutre rapporte l’embarras des militaires occidentaux face à des situations singulières. Pourtant, ce ne devrait pas être une nouveauté pour eux. Leurs prédécesseurs avaient trouvé une réponse appropriée à cet enjeu : « La guerre révolutionnaire encore appelée guerre subversive ou guerre psychologique. » Comment l’Occident pourrait gagner ses guerres évoque explicitement des praticiens, souvent français, de cette forme spécifique de lutte : le général Jacques Hogard (1918 - 1999) et les colonels Charles Lacheroy (1906 - 2005) et Roger Trinquier (1908 - 1986). On ignore en effet que « la France dispose […] si ce n’est d’un savoir-faire, du moins d’une expérience particulièrement intéressante de la guerre révolutionnaire et de l’arme psychologique. Elle doit pouvoir s’appuyer sur celle-ci pour relever les nouveaux défis du monde actuel ».

    Il ne s’agit surtout pas de répéter la guerre d’Algérie, mais de s’en inspirer. La guerre psychologique implique une grande flexibilité au sein de l’armée. Or, depuis quelques années, elle s’ouvre au monde marchand et en adopte les règles. L’auteur observe qu’« en voulant faire du combattant un professionnel avant tout, en livrant le monde militaire aux méthodes entrepreneuriales, on a, finalement, ouvert le marché », d’où le rôle croissant des SMP (sociétés militaires privées) qui méconnaissent le plus souvent le b.a.-ba de la contre-guérilla…

    L’Occident a beau mené, avec l’intégration de ses systèmes d’armes, d’information et de communication, une « guerre en réseau », il se révèle incapable de gagner une guerre subversive. S’imposerait une remise en cause des décisions prises. Déjà, partant des cas afghan et irakien et de la valorisation des unités spéciales qui « ont un entraînement plus poussé, jamais sacrifié à des tâches indues, et plus spécifique que les autres unités des forces armées occidentales. Leurs crédits sont bien plus élevés. Les FS disposent donc d’une polyvalence extrême et d’une importante capacité au combat interarmes et interarmées. À l’opposé, les forces “ régulières ” n’ont plus l’habitude de travailler avec toute la gamme des outils militaires », Pierre-Marie Léoutre estime que « la guerre subversive oblige l’armée à s’adapter en modifiant profondément sa structure interne ».

     

    Les nouvelles formes de guérilla

     

    Il suggère par conséquent la constitution d’une armée à deux niveaux opérationnels. D’une part, des unités mobiles, si possible héliportées, qui pourchassent les guérilleros. De l’autre, des unités territoriales ou de secteur qui amalgament Occidentaux et autochtones et dont le rôle n’est pas que militaire : il est aussi caritatif, sanitaire et éducatif. Les liens noués avec la population par ces soldats parlant la langue locale et fins connaisseurs des coutumes favorisent le contact, puis la récolte de renseignements et, au final, la réussite de la contre-guérilla. Cette mise en œuvre exige aussi de rendre les frontières imperméables à la logistique de la guérilla afin d’étouffer les maquis. Si « dans la lutte contre-insurrectionnelle, le renseignement joue un rôle crucial », l’auteur jongle avec les échelles et remarque que « la société du XXe siècle est celle de l’information et l’information est une des armes de la guerre psychologique ». C’est un point déterminant de sa réflexion. « La redécouverte de la doctrine de la guerre révolutionnaire doit également permettre de se réapproprier l’arme psychologique : elle est nécessaire à toute victoire puisqu’elle conditionne l’efficacité de toute opération militaire au niveau des esprits. »

    Pierre-Marie Léoutre évoque à cette occasion la nécessité de maîtriser l’opinion publique et mentionne la portée subversive des célèbres « révolutions de couleur » préparées via les médiats de masse par quelques officines perturbatrices d’outre-Atlantique (Open Society Institute de George Soros, International Republican Institute ou National Endowment for Democracy, USAid aussi, etc.). À côté de la terre, de la mer, de l’air, de l’espace et du cyberespace, un sixième champ théorique d’affrontement s’offre aux stratèges militaires : le contrôle de la population et de ses représentations. Citant Gustave Le Bon, Serge Tchakhotine ou Jacques Ellul, il pense que la nouvelle guerre psychologique est tout autant contre-insurrectionnelle que médiatique. Elle suppose toutefois au préalable que l’État qui l’utilise ait la volonté de réaliser ses objectifs. Mais la structure stato-nationale est-elle toujours pertinente ?

    Bernard Wicht pose cette question implicite dans son bref essai. Il constate d’abord « la faillite au XXe siècle du système interétatique européen, source jusque-là de compétition et d’émulation à la base du dynamisme de l’Occident ». Ce nouveau contexte peut susciter des troubles internes, voire des guerres. Mais, rassure-t-il, « une Troisième Guerre mondiale semble peu probable, les États européens n’en ayant plus les capacités ni économiques ni militaires. Pour faire court, les armées d’Europe occidentale ne sont plus aujourd’hui que des échantillonnages d’unités relativement disparates, essentiellement orientées vers les missions de maintien de la paix à l’extérieur et manquant généralement de la chaîne logistique nécessaire à des opérations de longue durée ». Cela ne l’empêche pas d’examiner la macro-histoire et de remarquer que « l’hypothèse d’une guerre en Europe a été abandonnée avec la fin de la Guerre froide ». Néanmoins, « nos sociétés sont devenues très complexes, et que les sociétés complexes sont fragiles, que les sociétés fragiles sont instables et que les sociétés instables sont imprévisibles ! ». Il craint par conséquent que le naufrage de la zone euro engendre des désordres dans toute l’Europe qui plongerait dès lors dans un long chaos comme le fut pour la Mitteleuropa et le monde germanique la Guerre de Trente Ans (1618 - 1648).

     

    L’Europe en phase instable

     

    Le raisonnement de Bernard Wicht repose sur une probabilité économique : la fin de la monnaie unique. « La crise de la zone euro est sans doute le chant du cygne de la Modernité occidentale, l’UE représentant l’ultime avatar de la construction étatique moderne avec sa bureaucratie supra-étatique et son centralisme à l’échelle continentale. Et dans l’immédiat, la crise devrait encore renforcer ce centralisme bureaucratique; la Commission s’est fait donner le mandat (certes temporairement limité) d’un contrôle économique des États membres. Ceci signifie un renforcement considérable du pouvoir supra-étatique de l’UE. Mais paradoxalement, ce renforcement représente probablement l’épilogue de l’histoire de l’État moderne, le dernier acte d’une pièce qui s’est jouée pendant environ 500 ans, le dernier coup d’éclat d’un institution sur le déclin. » L’affirmation de ce despotisme technocratique provoquerait certainement de vives résistances nationales, populaires et sociales, aboutissant par des tentatives armées de sécession. Les gouvernants ont dès à présent envisagé ce scénario en prévoyant dans le traité de Lisbonne une Eurogendfor (European Gendarmerie Force), une police militaire européenne composée de détachements français, italiens, néerlandais, portugais, espagnols et roumains, destinée à intervenir dans un État-membre en cas de grandes instabilités intérieures. On peut aussi imaginer que le maintien de l’« ordre » marchand s’exercerait aussi grâce aux SMP. On assiste au grand retour sur le vieux continent des condottiere sous la forme de contractors. Bernard Wicht souligne que la place de Londres, haut-lieu thalassocratique, héberge la plupart de ces entreprises régulièrement payées en prestations versées par d’autres compagnies appartenant à la même holding

    La séparation armée de pans entiers de l’Europe déboucheraient-elles sur une guerre généralisée et le renversement des États inaptes à garantir la sûreté des populations civiles ? L’auteur le pense. Assez optimiste sur ce point, il espère qu’« une nouvelle Guerre de Trente Ans jouerait le rôle de sas de décompression d’une Europe post-moderne, bureaucratique et supra-étatique vers un nouveau Moyen Âge global […]. » Afin d’appuyer sa thèse, il fait référence à une histoire peu connue en France liée à ce long conflit, la « Guerre de Dix Ans (1634 - 1644) » qui ravagea la Franche-Comté alors possession des Habsbourg d’Espagne.

     

    Vers l’auto-gestion armée ?

     

    La présence de « grandes compagnies de routiers » brigands, les raids incessants et l’incapacité des institutions franc-comtoises à protéger les civils obligèrent le peuple à s’armer, à se donner des chefs et à combattre ! « Deux priorités semblent cependant guider l’ensemble de ces mesures : protéger la population des pillages et des exactions, harceler l’adversaire à chaque fois que possible. » Ce conflit local au sein de la grande guerre européenne ne présente aucune facture conventionnelle, ni même la marque d’une quelconque guerre asymétrique. « Il s’agit ainsi d’une guerre sans front, se déroulant sur l’ensemble du pays en même temps (forçant le défenseur à constituer des réduits et des sanctuaires), mêlant étroitement jusqu’à la confusion des genres combattants et population (les chefs de bande devenant avec le temps des chefs politiques), mettant en œuvre à la fois les procédés de la guerre classique (sièges, batailles), la terreur, le massacre de civils, la destruction des récoltes, le tout conjugué à ces armes de destruction massive que sont alors la peste et la famine. » Cette configuration propre aux guerres civiles a frappé le Liban entre 1975 et 1990 et frappe, à l’heure actuelle, la Syrie où des territoires en guerre cohabitent avec des havres pacifiés ou en paix.

    En citoyen helvète, Bernard Wicht ne croit pas en l’avenir de l’armée professionnelle, ni en sa pérennité, y compris si disparaissaient les autorités officielles. Il souscrit en revanche au citoyen en arme qui défend son espace de vie à côté de ses voisins. Il juge surtout indispensable de « réussir à réduire la complexité de nos formes d’organisation, parvenir à se recomposer en fonction des besoins de l’autodéfense et de la survie, se réarmer pour finalement se libérer ». désireux de développer cette nouvelle considération, Bernard Wicht évoque la TAZ (zone autonome temporaire) théorisée par l’anarchiste Hakim Bey. Or la TAZ correspond parfaitement aux modalités du monde ultra-moderne, à sa fluidité et à sa fugacité. On ne construit pas du solide sur des actions éphémères. Il faut rapprocher les intentions de Bernard Wicht de la notion de BAD (base autonome durable) qui a l’avantage de cumuler une « conception de la liberté (de contournement plutôt que de confrontation), d’un tel état d’esprit (le salut vient des marges), de telles attitudes (agir dans la marge d’erreur du système) et associations d’idées (créer la culture, laisser faire le travail) que pourrait naître l’élément dynamique de la nouvelle donne stratégique, c’est-à-dire une volonté de découvrir de “ nouveaux territoires ”, d’agir par soi-même hors des appareils complexes et des modèles dominants ».

    Si Comment l’Occident pourrait gagner ses guerres contredit Une nouvelle Guerre de Trente Ans ?, ces deux livres n’en sont pas moins complémentaires. Le second imagine une situation désordonnée complexe surtout si les conseils du premier n’ont pas été assimilés, ce qui pourrait entraîner la déflagration des régimes en place. De la sophistication technologique, l’art de la guerre deviendra-t-il bientôt rudimentaire, psychologique et populaire ? On peut soit le redouter, soit l’espérer…