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Les lansquenets d'Europe - Page 2

  • À propos d’un Européen métapolitiste de France

    par Georges FELTIN-TRACOLNYBomb.jpg

    JM.jpgLe 15 août 2014 décédait brutalement à l’âge de 69 ans Jacques Marlaud à Roanne, sous-préfecture septentrionale du département de la Loire en région Rhône-Alpes. Il se présentait souvent en « second couteau » de ce grand courant d’idées qui traverse depuis plus de cinquante ans l’Europe, mais aussi les Amériques et même l’Asie et l’Afrique et qu’une grasse presse malintentionnée a qualifié improprement de « Nouvelle Droite ».

    Né à Alger le 4 décembre 1944 dans une famille nullement « pied-noire », Jacques Marlaud grandit en région parisienne. Il adhère très tôt à la FEN (Fédération des étudiants nationalistes) dans le tumulte de la crise algérienne (1954 - 1962). Il rejoint ensuite les rangs d’Europe Action. Au lendemain de l’indépendance de l’Algérie, il participe aux premières campagnes contre l’immigration nord-africaine en France. Il trace des lettres blanches majuscules sur les murs de Paris en plein milieu de la nuit des slogans hostiles au régime gaulliste, à la gauche et au cosmopolitisme.

    Ces opérations de propagande active s’achèvent régulièrement au poste de police dans le cadre d’une garde à vue. Niant avoir écrit quelque soit sur les murs, les militants de la FEN et d’Europe Action profitent des longues heures passées en cellule pour lécher les mains et effacer toute trace de peinture. La preuve disparue, les pandores ne peuvent que les relâcher !

    Outre des questions d’affects personnels, la rupture entre Pierre Sidos (1927 - 2020) et Dominique Venner (1935 - 2013) repose sur trois désaccords fondamentaux : l’orientation accordée à la dimension européenne de la culture française, le matérialisme biologique qui tend à soutenir sur tous les continents les bastions assiégés du « monde-race blanc » (Sud des États-Unis, Rhodésie, Afrique du Sud, voire l’empire colonial portugais) et le rejet assumé des institutions régaliennes, en particulier la police et l’armée. Un numéro célèbre de la revue Europe-Action encourage par exemple ses lecteurs à l’insoumission et au refus d’effectuer le service militaire.

     

    Des années d’exil et d’errance

     

    Au cours des années 1960, Jacques Marlaud doit servir sous les drapeaux. Son ordre d’incorporation le conduit dans un régiment du génie parachutiste implanté dans le Sud-Ouest de l’Hexagone. La vie en garnison l’agace aussitôt. Il veut bientôt appliquer le mot d’ordre révolutionnaire d’Europe-Action et choisit de déserter. Il franchit à pied les Pyrénées, arrive en Espagne et bénéficie assez vite du statut de réfugié politique. Il mène alors une existence précaire. À la fin de la décennie, il travaille dans un camping près de Barcelone. Il s’approche, un soir d’été, attiré par une certaine nostalgie, d’un groupe parlant français. Surprise ! Il y retrouve des visages connus, ceux d’anciens camarades de la FEN et d’Europe Action ! Ils l’informent du départ volontaire de Dominique Venner, de l’inflexion culturelle proposée par Alain de Benoist et de l’existence du GRECE (Groupement de recherche et d’études de la civilisation européenne). Ils s’échangent leurs coordonnées. Jacques Marlaud renoue le contact avec les fondateurs de la « Nouvelle Droite (ND) ».

    Au début de la décennie 1970, Jacques Marlaud traverse à bord d’un navire espagnol la Méditerranée occidentale et atteint le Sud de l’Italie. En auto-stop et avec l’aide des routiers – dont plusieurs pensent transporter un espion de l’Est ! -, il remonte la botte italienne, parcourt la Suisse et se rend en Allemagne fédérale. À Hambourg, il s’éprend d’Ursula Klampermeier issue d’une famille de réfugiés allemands des provinces perdues de l’Est. Les jeunes fiancés choisissent de s’installer en… Afrique du Sud. Jacques Marlaud passe plusieurs entretiens au consulat sud-africain du grand port allemand. Lors du dernier, décisif, il montre aux autorités consulaires au mépris des règles édictées naguère par Dominique Venner sa vieille carte d’adhérent à Europe Action qui comporte un message explicite aussitôt traduit. Le responsable sud-africain lui sourit et lui déclare que la République sud-africaine (RSA) sera ravie de l’accueillir.

    En Afrique du Sud, pendant une quinzaine d’années, Ursula et Jacques Marlaud ont sept enfants (quatre garçons dont deux jumeaux et trois filles). Jacques Marlaud travaille à la radio d’État dans le cadre d’émissions nocturnes en langue anglaise. S’il comprend l’afrikaans, il ne le parle pas. À la maison, la langue allemande est de rigueur. À côté de son activité professionnelle, Jacques Marlaud reprend des études universitaires en philosophie et en sciences politiques. En 1982, son mémoire porte sur Nietzsche : decadence and superhumanism. Il s’investit enfin dans la diffusion des idées néo-droitistes en Afrique australe, anime l’European Renaissance Association et publie un périodique bilingue anglais – afrikaans Ideas / Idees.

    Jacques Marlaud retourne en France en 1979. À la demande insistante de son épouse, il veut apurer devant la justice sa vieille désertion qu’il solde par quelques jours de détention. Il profite de ce séjour à Paris pour renforcer son amitié avec les figures principales du GRECE. Il organisera sous peu la visite en RSA d’Alain de Benoist, puis de Guillaume Faye. Il leur fait rencontrer plusieurs personnalités, y compris un intellectuel zoulou favorable à l’Apartheid compris comme le développement séparé et différencié des peuples distincts.

     

    Paganisme métapolitique

     

    Son nietzschéisme foncier et son intérêt pour les traditions européennes les plus ancrées l’amènent vers le paganisme. Sous la direction de Jan van Vynck de l’université de Port Elizabeth, il se lance dans un doctorat de littérature française achevé en 1984. Deux ans plus tard, la thèse paraît au Livre-Club du Labyrinthe préfacée par Jean Cau. La proximité de Jacques Marlaud avec les responsables historiques de la ND n’empêche pas une recension sévère Renouveau païen dans la pensée française dans le n° 59 d’Éléments par le littérateur en chef de la revue qu’il ne connaît pas encore (1). Dans l’avant-propos à la seconde édition sortie en 2010, Jacques Marlaud confirme que « l’expression “ renouveau païen “ dans le titre de cet ouvrage ne doit rien au hasard. Elle implique l’originalité aventureuse d’un nouveau départ, la reconnaissance d’une rupture assumée, recherchée, entre foi et raison, eros et agapè, monothéisme et polythéisme des valeurs (2) ».

    Jacques Marlaud y annonce des temps tragiques. Il observe en effet « d’une part une croissance de l’anarchie à l’échelle mondiale, la dissolution des ensembles bio-ethniques relativement stables que sont les cultures, la montée démographique et économique des peuples du Tiers Monde et l’implosion de la culture européenne, bref, la fin du monde tel que nous le connaissons, et, d’autre part la grande fatigue simplificatrice, l’œcuménisme totalitaire qui souhaite policer la planète au nom de valeurs qui ne peuvent être que le plus petit commun dénominateur. C’est au point de rencontre de ces deux courants, l’un homogénéisant et l’autre hétérogénéisant que se situe le néo-paganisme. [… Le paganisme] se présente comme une alternative originale et riche en potentiel d’orientation. Il ne s’agit pas, en se disant “ païen “, d’opter pour une évasion dans un autre sectarisme idéologique, mais d’accepter la multiplicité conflictuelle des types, des formes et des signes qui constituent le monde; d’y assumer les choix devant lesquels notre destin (c’est-à-dire notre identité-en-devenir) nous a placés. Le paganisme au sens nietzschéen est le plus puissant garant de la liberté car sa métaphysique, qui n’est pas dualiste, affirme l’innocence de tous les êtres (et de leur “ devenir “), tout en reconnaissant le caractère inévitable des contrôles normatifs au sein des collectivités humaines. Nous avons là une pensée complexe qui rend les peuples responsables de leurs normes face au tourbillon centrifuge qui les disperse et les divise mais, en même temps, les éprouve et leur offre la possibilité de se reconstruire une identité historique (3) ».

    Le paganisme constitue par conséquent la pierre angulaire de ses réflexions. Non seulement il le pense, mais il le vit de façon communautaire, d’abord et surtout en famille. Une bougie brûle toujours sur une tour de Jul au moment des repas solennels. Dans les années 1990 – 2000, il organise le samedi le plus proche du solstice d’été des festivités (jeux, ripailles abondantes, allumage du bûcher, danses traditionnelles, etc.) dans sa propriété des coteaux du Roannais. S’y rencontrent pour l’occasion les responsables lyonnais des Jeunesses identitaires et Robert Dun venu en (assez lointain) voisin (4).

    Dans la réédition en 2010 du Renouveau païen dans la pensée française, Jacques Marlaud prévient les jeunes lecteurs de l’engouement pour les récits fantastiques de J.R.R. Tolkien. Il devine nettement une intention anglo-catholique manichéenne qui contredit le vrai esprit européen. « L’Heroic Fantasy qui, depuis la percée des œuvres de J.R.R. Tolkien, a renouvelé le genre romanesque, envahi les écrans, la bande dessinée et les jeux video, illustre cette tendance. Tolkien, comme nombre de ses émules anglo-saxonnes, manipule brillamment les plus vieux mythes et symboles indo-européens (anneau, Ouroboros, épée de souveraineté, coupe sacrée, guerres de fondation…). Sa Terre du Milieu s’inspire de la mythologie germanique sans que cela l’empêche de diriger la trame de son récit vers une lutte épique entre aspirants au Bien et créatures du mal, ivres de pouvoir afin d’assouvir leurs instincts cruels. Le schéma est clairement christianomorphe, même lorsqu’il n’est pas explicitement reconnu comme tel en se déployant à l’intérieur d’un corpus symbolique étranger au christianisme (5). » Qu’aurait donc pensé l’ancien correspondant en Afrique du Sud de la revue Nouvelle École de son numéro 70 de 2020 abordant de manière assez élogieuse de l’œuvre du philologue anglais natif de Bloemfontein en Afrique du Sud (6) ?

     

    Infiltré à l’université

     

    Au milieu des années 1980, remarquant les premiers signaux annonciateurs de la fin de la RSA, Jacques Marlaud et les siens rentrent en France où va naître un huitième enfant, une fille. La famille s’implante d’abord près des Monts d’Or dans la banlieue cossue occidentale de Lyon. Jacques Marlaud doit nourrir son clan qui, à l’initiative d’Ursula, abandonne l’allemand et se met en permanence au français sans toutefois empêcher les enfants de regarder plus tard via le câble les programmes de la télévision allemande.

    Au lendemain de Mai 1968, l’université de Lyon se fracture en trois universités plus ou moins politisées. En 1973 est fondée l’université Lyon III – Jean-Moulin en opposition frontale à l’université Lyon II – Lumière qui acquiert très tôt une réputation non usurpée d’antre gauchiste (et aujourd’hui wokiste). Enseignent bientôt dans ses facultés des « mal pensants » selon les canons du dogme cosmopolite tels Bruno Gollnisch, Jean Varenne, Jean Haudry, Pierre Vial, Bernard Lugan ou Bernard Notin. Professeur agrégé d’italien de confession chrétienne orthodoxe, Jacques Goudet (1927 – 2016) ne cache pas son engagement gaulliste. Il dirige longtemps l’antenne lyonnaise du SAC (Service d’action civique), le service d’ordre et la police parallèle du gaullisme, et coordonne l’UNI (Union nationale interuniversitaire), le syndicat étudiant de droite anti-communiste. Dans le mur de son bureau se trouve bien évidence une immense affiche de… Benito Mussolini. Jacques Goudet voyait-il peut-être dans le gaullisme la version française du fascisme italien ? Président de Lyon III de 1979 à 1987, il recrute des enseignants compétents et réfractaires aux oukases de la gauche. Il imagine une formation en sciences de l’information et de la communication. Jacques Marlaud postule à ce poste alors que son doctorat sud-africain n’est pas reconnu en France. Il fait valoir auprès de la commission interne qui instruit les candidatures sa longue expérience journalistique. Il bénéficie aussi de la présence dans cette instance de membres adhérents ou proches du GRECE qui votent en sa faveur. Jusqu’à sa retraite et malgré les purges idéologiques fomentées par une gauche de plus en plus arrogante, il restera maître de conférence, dirigera aussi les licences et maîtrises en journalisme et élargira son enseignement aux questions géopolitiques au grand dam de ses collègues géographes...

    De 1987 à 1991, il préside le GRECE et relance sa publication théorique Études et Recherches. Toutefois, la revue Krisis fondée en 1988, concurrence vite ce périodique qui disparaît peu après. Vers 2000, Jacques Marlaud tente de le relancer comme directeur de publication avec l’aide de Pierre Le Vigan et de Charles Champetier, les co-rédacteurs en chef désignés. Faute de moyens financiers et de volonté soutenue, le projet s’arrête net. En 1990, au cours de l’affaire Notin du nom de ce professeur d’économie victime d’une honteuse cabale de la part des habituelles ligues de petite vertu, suite à une interprétation tendancieuse, fielleuse et plus que douteuse d’une note infrapaginale, Jacques Marlaud soutient pleinement Bernard Notin. Derrière l’anonymat du Cercle Frédéric II de Hohenstaufen, il défend – hélas sans grand succès ! - la réputation et l’honneur d’un honnête homme sali par une meute abjecte de voyoucrates. Emmanuel Ratier trouvera pour l’universitaire diffamé, ostracisé et menacé physiquement un poste universitaire en Amérique latine. Aujourd’hui, Bernard Notin collabore à la revue néo-droitiste chilienne La Ciudad de Los Cesares d’Erwin Robertson.

     

    Priorité au combat culturel

     

    Jacques Marlaud collabore à Éléments, à Nouvelle École, à Roquefavour et à Nationalisme et République. En 2000, sous le pseudonyme d’Yves Argoaz, il lance L’Esprit européen (7). Cette revue semestrielle ne publie que treize numéros et s’arrête en 2005 malgré des entretiens de Maurice Allais, premier Français prix Nobel d’économie, du dissident post-soviétique Alexandre Zinoviev, du prince impérial Charles Napoléon Bonaparte, du royaliste maurrassien Pierre Pujo, du néo-corporatiste catholique Benjamin Guillemaind, du régionaliste normand Didier Patte, de l’écologiste indépendant Antoine Waechter ou du philosophe terrien Pierre Rabhi. En parallèle, il fonde et dirige le CREM (Cercle de recherches et d’études métapolitiques).

    Quadrilingue (allemand, anglais, espagnol et français), marié à une Allemande, Jacques Marlaud se pense d’abord en Européen de France. Il privilégie l’approche métapolitique aux dépens de l’action politique immédiate et de sa déclinaison électoraliste, d’où de vives disputes avec son collègue universitaire à Lyon III Pierre Vial, engagé dès 1985 au Front national de Jean-Marie Le Pen. Malgré un paganisme solsticial partagé, il n’a jamais caché ses divergences avec le président – fondateur de Terre et Peuple. Jacques Marlaud se défie des manœuvres entristes dans les formations de droite. À ses yeux, « le recentrage de la ND en école de pensée dissidente, sans objectifs politiques à court terme, a été une bonne décision, la seule qui ait permis à la ND de résister à l’usure du temps, de demeurer une école de pensée crédible au milieu des ruines idéologiques contemporaines (8) ». Qu’aurait-il pensé de l’appel d’offre implicite au Rassemblement national commis par François Bousquet dans un récent article écrit pour Figaro Vox (9) ?

    Dans un droit de réponse à Jean Daniel, il met en exergue cinq points cruciaux qui structurent sa vision du monde bien au-delà des tambouilles politiciennes. « Pour l'heure, les divergences entre l'extrême droite et la “ Nouvelle Droite “ paraissent insurmontables, écrit-il donc. 1. Le FN est imprégné de messianisme catholique incompatible avec notre conception païenne. 2. La doctrine identitaire du FN se résume à un nationalisme étroit, “ franchouillard “, alors que nous sommes Européens... avant d'être Français. 3. Le FN s'oppose aux mosquées, aux tchadors [...]. Nous sommes pour le droit imprescriptible des peuples à rester eux-mêmes; sur notre sol ou ailleurs. 4. L'humeur sécuritaire et identitaire à fleur de peau des frontistes cache leur absence de projet de société et de comportement en rupture avec la société marchande, que nous avons toujours dénoncée comme “ système à tuer les peuples “. 5. Le caporalisme en vigueur dans ce parti est inconciliable avec notre conception libertaire et aristocratique [...] de l'excellence (10). » Il lie volontiers son paganisme à un prolongement identitaire – communautaire européen et écologique. Dans un texte paru dans Le Monde du 27 février 1990, il estime déjà que « les politiciens n’ont pas compris, semble-t-il, que les enjeux de l’avenir sont désormais qualitatifs. Le mirage d’un pouvoir d’achat en expansion indéfinie a cessé d’exercer son emprise sur l’imagination populaire, grevé qu’il est par le chômage, l’insécurité, la détérioration des conditions de vie, de travail et de transports, les méfaits de l’individualisme sauvage, la perte de sens culturel et religieux. Les batailles politiques à venir, à l’Est comme à l’Ouest – et surtout à l’Ouest depuis que l’Est n’existe plus comme entité séparée – pivoteront autour de deux grands thèmes : l’identité et l’environnement (11) ».

    L’attaque terroriste du 11 septembre 2001 sur « la Grosse Pomme » et le Pentagone l’entraîne à rédiger en quelques semaines Comprendre le bombardement de New York. Il réagit au déferlement d’émotions sur-médiatisées qui excluent, ignorent et détournent toutes réflexions objectives appropriées. Il s’indigne dans cet opuscule d’une mise en scène médiatique déjà appliquée au moment de la guerre du Golfe en 1990 – 1991 et de l’agression occidentale – atlantiste contre la Serbie en 1999. Il aurait pu y retrouver la même trame narrative à l’occasion de l’attaque russe sur l’Ukraine en 2022. Pour Jacques Marlaud, « il s’agit d’abord de plonger au cœur de notre monde, d’en assumer toutes les dimensions et les antagonismes sans nous laisser enfermer dans un piège idéologique (ou idéel), de le penser et de nous penser en lui, comme acteurs, jusqu’à ses limites ultimes, sa chute (12) ».

    Jacques Marlaud cerne plus loin que « tout semble indiquer que le terrorisme, comme forme de guerre non-conventionnelle est entré définitivement dans les mœurs des sociétés modernes. Les peuples le savent. Il n’en est pas un qui n’ait, à un moment donné, approuvé ou considéré avec sympathie certains de ses usagers en l’anoblissant avec les qualificatifs prestigieux de “ résistants “, “ guérilleros “, “ combattants de la liberté “… (13) ». S’il avait vécu plus longtemps, il aurait même assisté à la panthéonisation d’un couple de terroristes communistes adeptes de la guerre civile totale. Il craignait surtout l’avènement désormais effectif d’« une politique qui criminalise le terrorisme dans l’absolu, sans chercher à supprimer ses causes, est une hypocrisie condamnée à l’inefficacité. De surcroît, elle représente un grave danger pour la véritable démocratie en légitimant les mesures policières et sécuritaires les plus sévères, en faisant régner partout la suspicion, en portant atteinte de manière insidieuse aux libertés fondamentales, aux droits des minorités comme à celui de la majorité des honnêtes gens, en renforçant un contrôle étatique déjà tentaculaire et oppressant (14) ». L’épisode covidien, les discriminations vaccinales, l’usage du QR-code à travers la multiplication vertigineuse des pass (sanitaire, JO, bientôt carbone) confirment cette préoccupation visionnaire.

     

    Penseur enraciné des aristocraties populaires

     

    Le maintien des identités charnelles, des communautés enracinées, des nationalités historiques, voire des « populacités » ancestrales, renforce le concept de paganisme comme vue-du-monde déterminante. Jacques Marlaud considère que « les dieux et les déesses fondent et justifient une multiplicité de types d’homme et de femme différents, une multiplicité d’instincts, de caractères, d’élans psychiques tout aussi légitimes les uns que les autres, vers lesquels on peut se tourner tour à tour selon sa constitution ou son humeur… (15) ». Dans cette vision intégrale s’impose non pas le Logos organisateur mais le Polemos qui « promet un surhumanisme différencialiste qui recrée sans cesse des “ ordres de rang “. Il définit les bio-cultures comme les racines constitutives d’identités, perpétuellement contestées (décadence) et sans cesse réaffirmées par un auto-dépassement créateur de valeurs, de schémas explicatifs, de mythes (16) ». Mieux, dans l’avant-propos commis en 2010 pour la réédition de sa thèse, Jacques Marlaud tonne contre les travers d’un milieu fort paresseux. « Puisque la question de l’identité, à l’époque de la “ mondialisation heureuse “ où toute les identités sont niées, reniées, métissées de gré ou de force, se pose en même temps que celle du sens de la vie, du souci de l’être, la recherche païenne se propose d’y répondre en affirmant les droits et les bienfaits des enracinements ethniques, des traditions locales et régionales sans toutefois céder à l’identitarisme mesquin, au racisme et au nationalisme paranoïdes, propres aux sociétés recomposées, qui ne s’affirment qu’en dénigrant et en rejetant l’autre, tous les autres. Elle indique une voie vers la patrie essentielle des Européens, celle d’une immémoriale tradition qui, en redécouvrant ses propres racines, ne peut que reconnaître et encourager la bio-diversité humaine, la multiplicité des racines et des traditions, au contraire d’une modernité qui prétend les éliminer – en vain d’ailleurs, si l’on observe l’évolution actuelle qui montre une montée en puissance des communautarismes proportionnelle aux avancées de la mondialisation (17). »

    Cette opinion dévastatrice pour le politiquement correct postule en outre l’acceptation du tragique dans l’histoire. Le supplanter par le drame expliquerait en partie le déclin de l’« européanité ». Avant de cibler un quelconque ennemi extérieur, Jacques Marlaud vise d’abord la mentalité européen moderne. Les Européens sont les premiers responsables du phénomène notable de déclin ambiant. Il veut au contraire « oser penser l’Empire (18) » considéré comme le cinquième niveau d’une structure organique irradiée par le principe de subsidiarité (famille, communes, régions ou provinces, nations). L’Imperium parvient « à intégrer (plutôt qu’à dissoudre) l’échelon civique ou politique au sein d’un ensemble plus vaste qui lui redonne son sens en le reliant à ses racines infrapolitiques organiques et à sa cime métapolitique (mythique et cosmique) (19) ».

    Pour lui, l’Europe, mieux l’idée impériale européenne reposant sur l’héritage préhistorique et antique, permettra la renaissance de ses peuples boréens. Cette Europe nouvelle parce que plus ancienne, archaïque (20), se concertera avec les peuples des autres continents contre les menées du mondialisme, du wokisme et de l’occidentalisme. Aux intentions d’union géopolitique planétaire des peuples blancs, Jacques Marlaud avertit que « prêcher ou prédire le retranchement des Européens dans un bunker Nord face aux peuples du Sud, c’est aussi opter pour l’idéologie libérale anglo-saxonne qui voit dans cette Saint-Alliance des riches un nouveau moyen de mater la révolte des pauvres afin de maintenir tel quel le système d’exploitation international dont les principaux bénéficiaires ne sont pas les peuples du Nord, mais les oligarchies financières multinationales. La carotte du développement n’étant plus appréciée, celles-ci empoignent à présent le bâton de la sécurité internationale trempé dans le vernis des droits de l’homme (21) ». Maints identitaires de France, de Grande-Bretagne, d’Espagne ou d’Italie devraient le lire avec soin et méditer son point de vue qui récuse tout panoccidentalisme post-moderniste et autre nationalisme blanc ridicule.

    Veuf d’Ursula décédée des suites d’une longue maladie, Jacques Marlaud épouse en seconde noce une Russe qui décède vers 2017 – 2018. Ses héritiers vendent la propriété familiale – le Roc du Bourru (nommé bien avant son acquisition par Jacques Marlaud qui correspond cependant fort bien à son caractère entier et parfois brusque) – et se dispersent en France et en Allemagne. Un mois avant de disparaître, Jacques Marlaud eut néanmoins la joie d’assister au mariage de sa plus jeune fille.

    En dépit d’un bureau – bibliothèque aux étagères surchargées et en grand désordre avec, par terre, des piles monstrueuses de livres, de journaux et de brochures, Jacques Marlaud défendait au sein de la « Nouvelle Droite » une ligne claire, convaincante et intransigeante. Une décennie après sa mort, ne serait-il pas temps que l’Institut Iliade dans ses journées de formation le commente et l’explique avec la plus grande attention ?

     

    Notes

     

    1 : Michel Marmin, « Le paganisme dans la littérature », dans Éléments, n° 59, été 1986, pp. 23 à 25.

     

    2 : Jacques Marlaud, Le renouveau païen dans la pensée française, préface de Jean Cau, L'Æncre, 2010, avant-propos de l’auteur à la deuxième édition, p. 8.

     

    3 : Jacques Marlaud, Le renouveau païen dans la pensée française, préface de Jean Cau, Le Labyrinthe, 1986, p. 49, souligné par l’auteur.

     

    4 : Robert Dun vit près du Puy-en-Velay en Haute-Loire, soit à 160 km à vol d’oiseau, d’où un trajet aller – retour de 320 km pour ce nonagénaire féru de vitesse automobile.

     

    5 : Jacques Marlaud, Le renouveau païen..., 2010, op. cit., p. 9.

     

    6 : Par son réalisme cru et son refus d’une approche binaire, Jacques Marlaud aurait peut-être apprécié Le Trône de Fer de George R.R. Martin, pourtant homme de gauche.

     

    7 : Revue à laquelle a directement principé l’auteur de ces lignes.

     

    8 : Jacques Marlaud, Le renouveau païen..., 2010, op. cit., p. 15.

     

    9 : François Bousquet, « Pourquoi le Rassemblement national ne livre-t-il pas la bataille culturelle ? », mis en ligne sur Figaro Vox, le 31 juillet 2024.

     

    10 : dans Le Nouvel Observateur du 17 mai 1990.

     

    11 : Jacques Marlaud, « Libérons l’Europe de l’Ouest ! », repris dans Interpellations. Questionnements métapolitiques, préface d’Anne Brassié, Dualpha, 2004, p. 59.

     

    12 : Jacques Marlaud, Comprendre le bombardement de New York, Éditions du Cosmogone, 2001, pp. 39 - 40.

     

    13 : Idem, p. 56.

     

    14 : Id. , p. 61.

     

    15 : Jacques Marlaud, Le renouveau païen..., 1986, op. cit., p. 27.

     

    16 : Idem, pp. 27 – 28.

     

    17 : Jacques Marlaud, Le renouveau païen..., 2010, op. cit., p. 17.

     

    18 : Jacques Marlaud, Interpellations, op. cit., p. 171.

     

    19 : Idem, p. 172.

     

    20 : Dans un entretien avec l’essayiste gaulliste conservateur Paul-Marie Couteaux diffusé sur TVLibertés, le 14 juillet 2024, François Bousquet pense que l’Europe naît au Moyen Âge. L’actuel rédacteur en chef d’Éléments écarte ainsi plus d’un demi-siècle de travaux sur le sujet par son propre courant de pensée… Au-delà de l’histoire, il y a toujours la sacralité et l’anthropologie.

     

    21 : Jacques Marlaud, Interpellations, op. cit., pp. 64 - 65.

     

  • Les fiches de lecture du joueur de la guerre

    Par Georges Feltin-Tracol

     

    Debord.jpgCe joueur de la guerre se nomme Guy Debord. Né le 28 décembre 1931, cet intellectuel de gauche critique rencontre un certain succès en 1967 avec son essai sur La Société du spectacle. Il anime à l’époque un petit groupe, l’Internationale situationniste, qu’il épure avec régularité ses membres jugés « déviants ».

    Auteur d’ouvrages tels Commentaires sur la société du spectacle (1988), un palindrome latin de Virgile signifiant In girum imus nocte et consumimur igniNous tournoyons dans la nuit, et nous voilà consumés par le feu » - 1990) ou les deux tomes de Panégyrique (1989 et 1997) (1), Guy Debord se fait scénariste et réalise des films « avant-gardistes » comme Hurlements en faveur de Sade (1952). Cet interprète avisé et novateur de la pensée de Karl Marx, alimenté par sa grande proximité avec la revue Socialisme ou Barbarie de Claude Lefort et de Cornelius Castoriadis, apprécie la littérature française du XVIIe siècle, en particulier les mémoires du cardinal de Retz, et s’intéresse aux problèmes stratégiques.

     

    Un art de la guerre

     

    En 1965, Guy Debord dépose le brevet d’un jeu de stratégie imaginé dix ans auparavant. Il l’a retravaillé souvent avec l’aide de sa compagne Alice Becker-Ho avant de le publier. « L’ensemble des rapports stratégiques et tactiques, remarque-t-il, est résumé dans le présent “ Jeu de la Guerre “ selon les lois établies par la théorie de Clausewitz, sur la base de la guerre classique du dix-huitième siècle, prolongée par les guerres de la Révolution et de l’Empire (2). » Il tient à préciser que « dans le déroulement de ce Kriegspiel, tout le temps est égal : c’est le solstice de la guerre, où le climat ne varie pas et où la tombée de la nuit ne vient jamais avant la conclusion indubitable des affrontements (3) ».

    Ce jeu vise à détruire l'ennemi de deux façons concurrents. On élimine toutes ses unités combattantes ou bien on s’empare de ses deux arsenaux. La configuration s’organise autour de deux participants qui s’affrontent sur un plateau de cinq cents cases de vingt lignes sur vingt-cinq colonnes. Cet espace se divise en deux territoires (Nord et Sud). On y trouve une chaîne de montagne, un col, deux arsenaux et trois forteresses. Chaque joueur possède un réseau de lignes de communication qui doit être maintenu et protégé. Ces lignes de communication partent des deux arsenaux dans toutes les directions. Chaque joueur dispose en outre de deux unités de transmissions en contact étroit avec les lignes de communication. Les unités combattantes d'un même camp doivent rester en liaison avec ce maillage, sinon elles risquent la destruction ou la capture. Limité aux manœuvres terrestres, ce jeu spéculatif a des implications effectives fort incertaines.

    Pour mener à bien ce travail et nourrir ses réflexions, Guy Debord lit beaucoup et produit de très nombreuses fiches de lecture. Du 27 mars au 13 juillet 2013 se tint sur le site François-Mitterrand de la Bibliothèque nationale de France (BNF) une exposition dédiée à « Guy Debord. Un art de la guerre ». Au cours de cette manifestation inédite furent rendues publiques les fiches Bristol de lecture, de longueur variable avec plus ou moins de détails et de citations plus ou moins longues extraites des ouvrages sans oublier ses propres commentaires. Guy Debord n’annotait jamais sur les pages des livres.

     

    Une riche collection des fiches de lecture

     

    Les éditions de la Nouvelle Librairie ont publié les trois premiers carnets de notes et de pensées de Dominique Venner. Une démarche semblable de publication de la « matière première » concerne ses fiches de lecture et ce, de manière institutionnelle puisque le département des manuscrits de la BNF accueille tout le fond Guy-Debord. À l’instar du fondateur d’Europe-Action, Guy Debord se donna la mort le 30 novembre 1994 dans sa résidence de Champot en Haute-Loire. Vers 17 h 00, ce jour-là, il se tira une balle en plein cœur. Il était atteint de polynévrite alcoolique apparue à l’automne 1990.

    La mise en édition des fiches debordiennes va ravir les seuls fans du situationnisme. Elle constitue une série de cinq volumes au classement thématique (Stratégie; Poésie; Philosophie; Marx, Hegel). Avec le tome intitulé Histoires (4), Guy Debord aborde le vaste champ historique que ses lectures se révèlent éclectiques. S’y côtoient Thucydide et Tacite, Machiavel et Tocqueville, l’historien soviétique Boris Porchnev, spécialiste des soulèvements populaires et paysans dans la France d’Ancien Régime, ou bien l’essai du géographe (et futur géopolitologue) Yves Lacoste sur Ibn Khaldoun. Naissance de l’Histoire, passé du tiers monde (1966). On y rencontre même Le Mythe Tapie. Chronique des années 1980 de Jeanne Villeneuve en 1988.

    Au sujet d’Histoire politique des papes du sénateur inamovible Pierre Lanfrey (1828 – 1877) parue en 1860, Guy Debord écrit de manière laconique : « (IXe – Xe siècles) Grande ère de la mythologie chrétienne, les saints, les reliques, les images (le dégrisement catholique des anciens dieux locaux) (5) ». Il noue une correspondance avec le poète et écrivain francophone uruguayen Ricardo Paseyro (1925 - 2009) plus tard invité fréquent au Libre-Journal du lundi soir aux temps de Jean Ferré à Radio Courtoisie. Dans une lettre du 12 mars 1993, Guy Debord avoue avoir apprécié Mes livres politiques de Georges Laffly et reconnaît volontiers que « les catholiques extrémistes sont les seuls qui me paraissent sympathiques, Léon Bloy notamment (6) ». À la veuve de son ami, producteur de cinéma, éditeur et mécène Gérard Lebovici assassiné en 1984, assassinat jamais éclairci, Floriana Lebovici, il lui explique dans une missive du 19 mars 1988 être « assez fatigué des gauchistes après trente-six d’expérimentation presque continuelle (7) ».

     

    D’étranges convergences ?

     

    Vivant non loin du Puy-en-Velay, Guy Debord aurait pu s’entretenir avec Robert Dun, de sa véritable identité Maurice Martin (1920 – 2002), précurseur de la pensée identitaire, écologiste et païenne. Les rumeurs sur ces éventuelles conversations restent toujours contradictoires. Mais si ces discussions avaient vraiment eu lieu, aurait-ce été infamant ? Dans une autre lettre datée du 28 octobre 1988 adressée à Anita Blanc, on lit que « M. Debord n’accorde aucune importance à ce que pensent des médiatiques (8) ».

    De nos jours, Guy Debord serait enfin classé parmi les « complotistes ». Par exemple, « à l’été de 1994, les principales puissances démocratiques qui, sous l’appellation de G7, vont décider collectivement de tous les principaux aspects de l’administration de la société mondiale nouvelle, entrent triomphalement dans Naples (9) ». De son vivant, il assumait déjà s’être « clairement déclaré un ennemi de son siècle (10) », mieux « cet ennemi du progrès (11) » ! Sa postérité immédiate s’incarne à L’Encyclopédie des nuisances et dans le fameux Comité invisible, auteur de L’insurrection qui vient (2007), À nos amis (2014) et de Maintenant (2017). Mais il a d’autres héritiers putatifs plus surprenants et moins avouables...

     

    Notes

     

    1 : Guy Debord, Œuvres, Gallimard, coll. « Quarto », préface et introductions de Vincent Kaufmann, édition établie et annotée par Jean-Louis Rançon en collaboration avec Alice Debord, 2006.

     

    2 : Guy Debord, Le Jeu de la Guerre. Relevé des positions successives de toutes les forces au cours d’une partie, Gallimard, p. 133. On remarquera le caractère unidimensionnel du jeu qui exclut le conflit naval ainsi que les incidences sous-marines, aériennes, spatiales, voire cybernautiques et informationnelles.

     

    3 : Idem, p. 149.

     

    4 : Guy Debord, Histoire, Éditions L’échappé, coll. « La librairie de Guy Debord », sous la direction de Laurence Le Bras, postface de Daniel Vassaux, 2022.

     

    5 : Idem, p. 228.

     

    6 : Guy Debord, Correspondance, volume 7 janvier 1988 – novembre 1994, Fayard, 2008, p. 397.

     

    7 : Idem, p. 22.

     

    8 : Id., p. 48.

     

    9 : Guy Debord, Œuvres, op. cit., p. 1877.

     

    10 : Guy Debord, « Les erreurs et les échecs de M. Guy Debord par un Suisse impartial », texte inédit de 23 fiches manuscrites dans Emmanuel Guy et Laurence Le Bras (sous la direction de), Guy Debord. Un art de la guerre, BNF – Gallimard, 2013, p. 212.

     

    11 : Idem.

  • Polémogénèse de la Russie

    par Georges Feltin-Tracol

     

    Entraygues.jpgDans Le mage du Kremlin, Giulano Da Empoli fait dire à l’éminence grise de Vladimir Poutine, Vadim Baranov, transposition romancée du théoricien de la « démocratie souveraine », Vladislav Sourkov, que « notre État a toujours été basé sur la mobilisation. Nous étions une nation fondée tout entière sur l’idée de la guerre, de la défense de la patrie contre des agressions qui pouvaient arriver de l’étranger (1) ».

    Cette phrase apocryphe rejoint néanmoins la problématique de l’essai d’Olivier Entraygues sur la Russie et la guerre (2). Ce lieutenant-colonel d’infanterie, docteur en histoire, examine le rôle essentiel du conflit dans l’histoire, voire l’ontologie et/ou la psychologie collective(s), russe. Par polémogénèse, il faut comprendre l’étude de manière morphologique du déploiement dans l’espace et le temps du conflit sous toutes ses facettes. Ainsi considère-t-il que « de Pierre le Grand à Vladimir Poutine, dans cette coulée géo-historique, la guerre est la représentation ultime de toutes les interactions entre la Russie et son étranger proche ». Toutefois, à rebours de l’approche encyclopédique, il avertit que « cet essai propose un regard dynamique de la conduite de la guerre par les Russes afin de mettre en perspective son ultime manifestation ». En effet, l’auteur estime que « la guerre devient un fait social total et global, c’est-à-dire un phénomène qui s’inscrit dans des dimensions géographiques, politiques, juridiques, économiques, religieuses et culturelles ». Il ose même ajouter que « l’histoire est écrite par les vainqueurs mais les gains de connaissances sont produits par les vaincus ».

     

    La géographique, une nécessité primordiale

     

    Olivier Entraygues fait comprendre au lecteur qu’à la disparition de l’Union Soviétique en décembre 1991, malgré le référendum du 17 mars de la même année qui entérinait dans neuf républiques soviétiques sur quinze (refus des trois États baltes, de la Moldavie, de l’Arménie et de la Géorgie) à 77,85 % la volonté populaire de conserver un ensemble soviétique uni, la Russie « se rend soudainement compte qu’elle a perdu plus de 1 500 kilomètres de profondeur stratégique ». Ce n’est pas négligeable, surtout si quand on sait que « la puissance de la “ Russie éternelle “ ne réside pas tant dans la force de son armée que dans sa dimension tellurique : ses espaces immenses, ses routes sommaires, ses vastes forêts, ses larges fleuves et ses zones marécageuses auxquels s’ajoutent un été court, un hiver long et le dégel du printemps ».

    Bien que de formation historienne, l’auteur insiste beaucoup sur le facteur géographique dans la conflictualité. L’espace russe « doit être qualifié de “ monde massif “ car sa taille est démesurée et les distances à parcourir y sont prodigieuses. […] Aujourd’hui, ce bloc géographique s’étale encore sur dix fuseaux horaires (3) et représente plus de vingt-cinq fois la taille du territoire français. Il s’agit de milliers de kilomètres à parcourir du nord au sud, et d’est en ouest : 2 400 kilomètres de la mer Noire à la mer Blanche, 2 500 du coude du fleuve Volga où sera construite la ville de Stalingrad à l’embouchure de l’Oder ». Les géopolitologues et autres plumitifs se focalisent sans cesse sur deux prolongements terrestres de la Russie, l’une reconnue et l’autre contestée. La première se nomme l’exclave de Kaliningrad coincée entre la Lituanie et la Pologne, séparée du Bélarus par l’étroit couloir stratégique de Suwalki. La seconde concerne la Crimée annexée en 2014 qui est reliée à la Russie, avant le début de la guerre en février 2022 et l’occupation de pans entiers de l’Est ukrainien, grâce au pont routier et ferroviaire qui franchit le détroit de Kertch. Or l’Atlas des frontières insolites (4) indique que la Russie possède d’autres portions territoriales inattendues. L’enclave inhabitée de Sanko-Medvezhe (4,5 km²) se trouve au Bélarus. L’enclave russe de Dubki se loge sur la rive estonienne du lac Pskov et ne compte qu’une dizaine d’habitants. Une route originale relie les villages estoniens de Väraka, de Lutepää et de Sesniki. Elle doit traverser sur une cinquantaine de mètres, puis, plus loin, pendant un kilomètre, le territoire russe que les cartographes nomment « Santse Boot ».

    La puissance de la Russie procède d’un déterminisme terrien bien qu’elle dispose par ailleurs d’un très vaste littoral boréal la plupart du temps gelé. La Russie a déclenché une guerre contre l’Ukraine qui « s’organise autour de quatre lignes d’opération : polémologique, tellurique, idéologique et économique ». Olivier Entraygues note que « Poutine est d’abord un “ Slavo-Mongol “, en tant que commandant en chef suprême des forces armées de la Russie, il est ce combattant tellurique qui ne lâche pas sa proie ». Il observe ensuite que « s’il est une constante dans la relation que la Russie entretient à la guerre depuis les invasions mongoles jusqu’à l’agression de l’Ukraine, c’est la présence d’un homme fort à la tête du pays s’affirmant d’abord comme un chef de guerre ». L’héritage mongol lui apparaît déterminant. « Les Mongols pensent la guerre à l’échelle d’un continent, c’est-à-dire à travers le prisme géographique de ce “ monde massif “ qui est celui des plaines russes. »

     

    La chose militaire destructrice - créatrice

     

    Or, outre le terrain géophysique – le sol -, l’officier d’état-major se doit d’intégrer dans sa réflexion et dans ses conjectures d’« autres types d’espaces […]. En effet, aujourd’hui, l’espace maritime, l’espace aérien, l’espace extra-atmosphérique, le cyberespace ou encore l’ionosphère sont les autres dimensions qui entrent dans l’équation guerrière ». Le général soviétique Alexandre Svetchine (1878 - 1938) soutient que « l’art militaire comprend les domaines étroitement liés de la stratégie, de l’art opérationnel et de la tactique. Chaque domaine décrit un niveau distinct de guerre; il se mesure en fonction de paramètres tels que la mission, l’échelle, la portée et la durée du combat ». Il en découle un élément inexistant dans les états-majors occidentaux : « l’art opérationnel englobe la théorie et la pratique de la préparation et de la conduite d’opérations combinées et indépendantes par de grandes unités (fronts, armées) ». Cette innovation théorique peut, sous certaines conditions, stimuler de nouvelles démarches spéculatives et pratiques.

    Olivier Entraygues remarque en plus que « les institutions militaires vieillissent et périssent principalement parce que leurs élites laissent jouer les différents déterminismes (doctrine, organisation, équipement, mentalités) qui les structurent et qui les empêchent de se réformer. Les chefs subissent alors l’inertie de leur système, l’inertie militaire génératrice de déterminismes, aggravée par le conformisme et le formalisme. L’histoire de la guerre montre la quasi-impossibilité pour l’institution militaire de se transformer seule. Dans la continuité du temps de paix, elle ne réussit à s’adapter que lentement, empêtrée dans son gigantisme et freinée par le poids de son immobilisme bureaucratique ». Son étude panoramique des guerres d’Ivan le Terrible à l’actuel chef d’État russe témoigne finalement que, « dans la durée, sur des périodes qui varient de plusieurs mois à plusieurs années, voire des décennies, la Russie en guerre a été capable de développer une endurance opérationnelle qui lui a très souvent permis d’être victorieuse ». S’il explique qu’à l’époque de la Horde d’Or (1243 – 1502), « la guerre nomade est une guerre de masse qui se fait à cheval et par la mobilisation de tous les hommes - “ le peuple en armes “ », il signale aussi que les Soviétiques concevaient la guerre « comme un phénomène sociopolitique total ». Il reconnaît volontiers trouver « une guerre où l’économique et l’idéologique ont pris le pas sur la dimension physique et militaire ».

    Jugeant le concept clausewitzien de l’engagement armé conventionnel est dépassé au profit du paradigme schmittien, Olivier Entraygues relève que « la guerre du temps présent a pris acte de l’obsolescence des armées régulières, mises à mal par ces petits objets stratégiques ». Selon lui, la stratégie russe est par tradition (ou par habitude ?) « alcyonienne ». Dans la mythologie grecque, Alcyoneus, fils d’Ouranos et de Gaïa, est « invulnérable tant qu’il agira sur son sol natal et qu’il faut l’en faire sortir pour l’affaiblir ». L’échec des invasions de la Russie venues de l’Ouest (Charles XII de Suède au début du XVIIIe siècle, Napoléon Ier en 1812 et Adolf Hitler en 1941 – 1945) atteste cette constante « chtonienne ». Si l’auteur ne se trompe pas, son raisonnement invalide par conséquent tous les avis des généraux de plateau liés au Bloc occidental atlantiste qui craignent qu’après Kyiv tomberont Varsovie, Berlin, Paris, Madrid, Londres et Dublin… Vladimir Poutine n’a pas l’intention de fonder un empire euro-russe comme le croyait Jean Thiriart dans son essai posthume sur l’empire euro-soviétique (5).

     

    Guerre quantique et ascèse civilisationnelle ?

     

    L’auteur met aussi en avant le nouveau concept de « guerre quantique ». Il suppose que « dans le cadre théorique de la guerre quantique, la société est appréhendée par ses dimensions physiques (le territoire, les espaces maritimes, aérien et extra-atmosphérique, les infrastructures), économiques (la production, les transports, le commerce) et psychologiques (les valeurs, la culture, les croyances). Et la violence s’y concentre sur la population, centre de gravité de la société. Ce faisant, sa résilience devient un enjeu majeur et une préoccupation constante des pouvoirs publics. Les populations doivent ainsi être protégées des opérations psychologiques (par la défense de certaines valeurs philosophiques, politiques et culturelles transmises par l’éducation et l’information institutionnelle), comme physique (par l’action souvent combinée des services de renseignement, de la police et des forces armées, mais aussi par la préparation des services d’urgence comme les pompiers, la sécurité civile ou le milieu hospitalier). De telles mesures de prévention visent aussi à réduire au maximum la part de la population qui pourrait basculer à son tour dans la violence, par panique, par adhésion ou en réaction aux événements ».

    L’actuelle « opération militaire spéciale » suscite dès à présent des retombées économiques, sociales et démographiques indéniables. L’auteur évoque « l’effondrement insidieux de la Russie, déjà visible dans son vieillissement physique et mental; son manque d’entrain et de projet, son défaitisme profond que signale la passivité de sa population prise au doute quant à sa capacité d’avenir ». Ne serait-ce pas une permanence psycho-historique propre à l’« étaticité » russe ? Au lendemain de la Guerre de Crimée (1853 – 18556), la Russie vaincue par une coalition pré-atlantiste (Royaume-Uni, France, Piémont-Sardaigne et Empire ottoman) ne connaissait-elle pas déjà un état d’esprit similaire ?

    L’historien français Georges Sokoloff parle de « puissance pauvre » à propos de la Russie - « Soviétie » aux XIXe et XXe siècles (6). Cette indigence ne lui serait-elle pas consubstantielle au même titre que sa combativité intrinsèque découlant de son égrégore ? Sans omettre qu’il n’y a pas sur ce dernier point de spécificité russe puisque la guerre sert de matrice politique à la formation de l’État.

    La « dèche » permanente de la puissance russe est cependant revendiquée en 1996 par Alexandre Douguine dans un texte visionnaire, « De la géographie sacrée à la géopolitique ». « Le “ Nord pauvre “ est un idéal, l’idéal sacré du retour aux sources nordiques de la civilisation, écrit-il. Ce Nord est “ pauvre “ parce qu’il est basé sur l’ascétisme total, sur la dévotion radicale envers les plus hautes valeurs de la Tradition, sur le mépris complet du matériel, par amour du spirituel. Le “ Nord pauvre “ n’existe géographiquement que sur les territoires de la Russie (7). » Il est évident que, d’après le futur penseur néo-eurasiste, « pour la Russie, la voie du “ Nord pauvre “ signifie le refus de l’incorporation dans la zone mondialiste, le refus de l’archaïsation de ses propres traditions et de leur réduction au niveau folklorique d’une réserve ethnico-religieuse. Le “ Nord pauvre “ doit être spirituel, intellectuel, actif et agressif (8) ». D’où son attention particulière qu’il accorde aux puissances telluriques résistantes à l’Occident telles la République islamique d’Iran ou la République démocratique populaire de Corée.

    Un quart de siècle plus tard, Vladimir Poutine a donc mis en acte cet appel au « Nord pauvre » en lançant son armée sur l’Ukraine. Ce nouveau conflit relance la polémogénèse d’un État-continent peut-être tenté par l’hybris. En 2016, sur le ton de la plaisanterie, Vladimir Poutine déclarait que « les frontières de la Russie ne se terminent nulle part ». Dissocier la Russie de la guerre n’arrivera pas de si tôt.

     

    Notes

     

    1 : Giuliano Da Empoli, Le mage du Kremlin, Gallimard, 2022, p. 271.

     

    2 : Olivier Entraygues, La Russie et la guerre. D’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine, Éditions du Cerf, 2023, 272 p., 22 €.

     

    3 : On croit que la Russie, par sa superficie, aurait le plus grand nombre de fuseaux horaires. C’est une erreur fréquente. L’État pluricontinental qui en compte le plus, treize, est… la France.

     

    4 : Zoran Nikolić, Atlas des frontières insolites. Enclaves, territoires inexistants et curiosités géographiques, Armand Colin, 2022.

     

    5 : cf. Jean Thiriart, L’Empire euro-soviétique de Vladivostok à Dublin, préface de Yannick Sauveur, Éditions de la plus grande Europe, 2018; Jean Thiriart, L’Empire euro-soviétique de Vladivostok à Dublin, Ars Magna, coll. « Heartland », 2018.

     

    6 : Georges Sokoloff, La puissance pauvre. Une histoire de la Russie de 1815 à nos jours, Fayard, 1993.

     

    7 : Alexandre Douguine, Pour le Front de la Tradition, Ars Magna, coll. « Heartland », 2017, pp. 415 – 416.

     

    8 : Idem, p. 416.