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Les lansquenets d'Europe - Page 13

  • La grave erreur des souverainistes

    par Gabriele Adinolfi

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    Il y a des intellectuels, des chercheurs et des penseurs souvranistes de qualité. Pas en Italie où tout ce qui touche à la politique est réduit à un vaudeville de bas étage. Et, rassurez-vous, pas même en Russie où il n'y a qu'une lourdeur infinie liée à une tristesse cosmique.

    On les trouve dans divers pays : France, Angleterre, Suisse, Amérique Latine, et peut-être ailleurs. Leurs analyses critiques du système mondial ne sont que de lointaines parentes des représentations primitives et grossières qu'en font la droite terminale et le populisme occidental, capables de rendre ridicule même ce qui ne l'était pas à l'origine et de tout transformer en une complainte impuissante.

    Pourtant, même eux, qui auraient les outils intellectuels pour assumer un autre rôle, se sont glissés dans une impasse en raison d'une très grave erreur de construction.

     

    Le souverainisme a pris forme après la chute du mur de Berlin

    et l'implosion de la féroce marionnette russe, le meilleur stabilisateur de l'impérialisme américain de tous les temps.

    L'effondrement de Moscou a fait disparaître la logique bipolaire qui permettait la meilleure gouvernance mondiale et depuis, les mutations de la gauche au sens global et des droits civiques (Open Society) ont commencé pendant qu'au niveau des services de renseignement on denonçait la nouvelle "menace" qui aurait remplacé, dans son comportement et son rôle, celle soviétique : le danger islamique.

    A tort, on s'est mis à parler d'un projet de gouvernement mondial, alors que la gouvernance était non seulement suffisante et bien avancée mais elle était - et l'est - beaucoup plus solide et efficace. La chute du masque de la guerre froide (qu'on essaie aujourd'hui de re-proposer en exploitant la bêtise chronique du Kremlin), pour la stabilité psychique des masses, a nécessité la réalistation des menaces internes (guerres civiles, épidémies) et externes (avant que la Russie ne tente à nouveau de ressusciter une obsolète, c'était le terrorisme, pas par hasard aujourd'hui en catimini).

     

    Paul Valéry

    célèbre poète français au tournant des 19e et 20e siècles, a dit "Ce qui est simple est faux, ce qui ne l'est pas est inutilisable".

    On ne peut gouverner une masse de sujets exprimant la complexité, mais seulement des thèmes simples et engageants, créant sans cesse une situation anxiogène, dans l'irrésolu, et proposant des utopies à court terme. Cela a été fait, au moins de 2001 à aujourd'hui.

    Mais ce n'est pas un complot, c'est une technique propre à la soi-disant post-démocratie, qui est une ultra-démocratie de l'impuissance qui aboutit toujours à une gestion autoritaire et totalitaire, quoique avec un sourire de bonnes consciences

     

    L'énorme erreur des souverainistes

    a été de croire que tout cela était une manœuvre de l'Hyperclasse pour priver le peuple du pouvoir, d'où est alors née la plaisanterie du clash peuple/élite.

    Ce n'est pas du tout le cas, car les prétendus peuples sont des masses qui demandent une laisse et une muselière et ne sont pas du tout dupes, loin de là !

    Même lorsqu'ils s'insurgent contre le pouvoir politique, dans leur assemblage ultra-montagnard, ils exigent des interventions tyranniques.

    Mais aussi parce que ce qui est définie comme l'Hyperclasse est encore interprétée de manière réductrice et grossière. Certaines des presupposés souverainistes sont à la fois vraies et fausses. Certes, l'Hyperclasse répond à des idéologies et même à des confessions particulières qui influencent grandement le message politique et social et la structure culturelle. Cependant, il est insensé de penser que les migrations de masse ne dérivent que de cela et n'ont rien à voir avec la démographie et la communication moderne, ou que l'idéologie écologique qui veut transformer l'économie elle-même n'a rien à voir avec les ressources énergétiques et avec la nouvelle géo -économie qui en découle..

     

    L'arbre est dans son bourgeon

    Les souverainistes ont fait une erreur d'interpretation parce qu'ils sont réactionnaires et, comme tous les réactionnaires, même les plus intelligents, ils possèdent une vision statique de la réalité : ils s'attardent donc sur les acteurs, sur les gestionnaires du pouvoir, affirmant à juste titre que celui-ci est indépendant de la politique institutionnelle dialectique et des frontières géographiques de l'État. En revanche, les progressistes perçoivent tout en mouvement, ils s'attardent sur la dynamique et ne donnent pas assez de poids à ceux qui tiennent les rênes.

    Aucune de ces cultures politiques ne voit jamais le tout ; l'une et l'autre manquent de la Synthèse (du et et) typique des révolutions ou de la médiation des cultures de gouvernement. Qui peuvent alors fusionner comme l'enseigne l'Italie mussolinienne.

    Ainsi pour les progressistes le processus est irréversible et pour les réactionnaires il doit être bloqué.

    Deux manières égales et opposées de lever la main en l'air et de ne rien compter.

     

    Hyperclasse

    L'hypothèse selon laquelle il y aurait une hyperclasse unie et hostile au reste du monde est très discutable.

    L'écart culturel et formel entre elle et les masses de sujets est en grande partie l'effet du temps. Sa cohésion est une exagération. Sans doute y en a, comme à chaque époque et dans chaque situation, au stade de la défense des privilèges, mais pour tout le reste interviennent des guerres intestines, pour le moins féroces, comme cela s'est toujours produit dans l'histoire.

    De plus, la décomposition de l'architecture sociale bourgeoise rend la formation et le changement générationnel plus difficiles. C'est pourquoi aujourd'hui le jeu comme jamais se joue sur la formation des élites, ce qui est la seule chose qui devrait nous intéresser. Une élite capable de gérer autrement les processus d'époque, non dupe d'arrêter le temps et de revenir à un hier non électrisant.

    Je l'ai écrit il y a vingt et un ans dans Il nuovo ordine mondiale tra imperialismo e Impero.
    Mais elle ne peut s'accompagner des fossilisations réactionnaires

     

    La tentation souverainiste

    non seulement a le défaut d'êtree tiré par les cheveux, moins pour ses presupposés floues que pour ses conclusions erronées, mais celui, beaucoup plus grave, d'endosser le rôle de sabotage et de lest au sein des nations où elle se produit. Quel que soit le phénomène qu'il s'agit de gérer (pensez à la nouvelle économie, à la verte), si on n'arrive pas à l'assumer en le modifiant mais qu'on essaie d'y opposer des frictions, le seul résultat qui s'ensuit est de profiter à des concurrents qui n'ont pas ce problème ou qu'ils surmontent en deux secondes, comme les États-Unis et la Chine, nous laissant derrière.

    Rien n'est essentiellement plus hostile à la souveraineté que la soi-disant souverainisme qui, pas par hasard, a tourné le dos à l'idée d'Europe. Parfois faisant recours dérisoire à quelque chose qui n'arrivera jamais, comme l'hypothèse d'en faire une autre demain, au lieu de se battre aujourd'hui dans cellle-ci, pour cellle-ci et contre une partie de celle-ci.

     

    Ils nous disent que l'E est une caricature de l'Europe

    qui n'est pas la nôtre, qui est sa négation. Mais ce n'est pas notre Italie non plus et, mis à part le folklore néo-bourbon, personne ne songe à dire qu'on ne pourra pas la changer. Demandons-nous pourquoi ce non-sens est dit si souvent lorsqu'il s'agit de l'UE. Si l'on devient anti-européen, in primis on abandonne le mythe, in secundis on ne milite pas en faveur de l'avenir de notre lignée, de notre terre et de notre civilisation, in tertiis on déserte non seulement tout engagement révolutionnaire mais tout rôle concret .

    C'est l'effet de l'erreur de réglage que nous avons dénoncée : la perte du sens du mouvement. Sans quoi on ne peut concevoir la seule chose vivante, faisable et créatrice qui existe, qui est de modifier le mouvement, tel qu'enseigné par toute, et je répète toute, expérience révolutionnaire de l'histoire.

     

    Lequivoque souverainiste est un vrai sérum paralysant

    Du premièr postulat erroné, qui est l'unicité et la compacité de la classe dirigeante, découle le repli dans la marginalisation et la ghettoïsation avec l'effet des sermons de Savonarole. Il s'ensuit l'absurdité de vouloir réveiller un peuple imaginé comme trompé, capable et désireux d'exercer une souveraineté par le bas, en vertu de laquelle on s'accroche à une superstition démocratique ravivée, impensable, hors du temps et absolument en contraste avec la culture e la droite radicale qui s'en approprie dans son actuelle phase terminale.

    Dénuée de mythe, infectée par l'esprit des autres, se dirigeant vers l'irréel et l'impossible, manifestement impuissante, la désinterprétation souverainiste entraîne les inévitables réactions émotionnelles à l'échec : la désillusion et la colère. Sans comprendre que la façon dont les choses sont perçues est déformée par de fausses prémisses, étant donné que le peuple ne se réveille pas et que la classe dirigeante ne fout pas le camp, au lieu de travailler sur soi pour changer ses attitudes et ses comportements, on finit invariablement par décider que jusqu'à ce que tout ne s'effondre (implosion, convergence de catastrophes, avènement d'une domination extérieure) rien ne pourra changer et ainsi on finit par souhaiter chacune de ces éventualités, ne réalisant pas, ou ne voulant pas réaliser, que c'est préciesement celle-ci la preuve la plus claire de son propre échec. Pour ne pas agir sur soi et ne pas se remettre en question, tout devient alors meilleur qu'ici, même ce qui est objectivement et incontestablement pire.

     

    La fascination pour des modèles

    bruts, brutaux, incomplets, d'un système mondial, de plus en plus interdépendant, est quelque chose à partir de laquelle on finit par pardonner n'importe quelle souillure à ceux qui devraient abattre les murs dans lesquels le souverainiste se croit enfermé. Au point de trahir les symboles, òes attaches, les références historiques, au point de justifier la "victoire patriotique" russe de 1945 ou d'éprouver des attraits exotiques pour des modèles efficaces mais étouffants comme le chinois. Parce que tout serait mieux qu'ici.

    La vérité inavouée, c'est qu'on ne reussi à rien faire ici et ce non pas parce qu'ils nous empêchent de le faire scientifiquement, comme nous le prétendons, étant donné qu'on pourrait difficilement mettre en crise une réunion de copropriété, mais parce que, éblouis par l'erreur réactionnaire avec laquelle la souverainisme a voulu tirer les conclusions de prémisses pas tout à fait fausses, nous nous sommes enlisés dans des sables mouvants, anéantissant nos forces vitales.

     

    S'impliquer

    Comme je l'ai dit plus haut, et comme je le répète depuis des décennies, aujourd'hui comme jamais le jeu se joue sur la formation des élites, ce qui est la seule chose qui devrait nous intéresser. Une élite capable de gérer autrement les processus d'époque.

    Il faut tendre vers ce but, et pour cela il faut récupérer, capitaliser, mais rendre effectives et non paralysantes, les prémisses analytiques à partir desquelles le souverainisme était partie, se perdant par la suite du fait de la faille réactionnaire que nous avons constatée.

    Mais pour ce faire, nous devons être prêts à nous mettre en jeu et à abandonner les sermons apocalyptiques, les schémas abstrus et les dogmes invalidants que nous avons nourris comme des imbéciles au cours des trente dernières années.

     

     

  • Steuckers et une certaine Russie

    Sur les traces du phylum russe

    Georges FELTIN-TRACOL

     

    Le conflit entre la Russie et l’Ukraine fait rage aux confins de l’Europe. Les belligérants produisent une désinformation massive qui brouille la réalité et corrompt les faits. Esprit libre à la polyglossie avertie d’où des lectures riches, variées et pertinentes, Robert Steuckers étudie depuis des décennies sur une généalogie intellectuelle de la pensée russe.

     

    On trouve une part non négligeable de ce travail permanent dans un recueil passionnant intitulé Pages russes. D’aucuns l’accuseront de soutenir de manière implicite, par des sous-entendus convenus et des arrières-pensées inavouables le Kremlin. Ils ne comprendront pas que l’auteur n’est pas un enfant de la Rus’ médiévale, mais un féal du Lothier impérial. Neutre, il peut se permettre d’aller aux sources philosophiques d’une « russicité » constante dans ses moments tsariste, soviétique et russe.

     

    Contre l’Occident US !

     

    Il est en revanche avéré que Robert Steuckers n’apprécie pas l’OTAN, ce bras armé de l’Occident planétaire américanomorphe, grand pourvoyeuse de drogues. Cette organisation poursuit depuis 1949 - 1950 les tristement célèbres Guerres de l’opium (1839 – 1856) contre l’Empire chinois. « “ Internationaliste “ dans son essence, elle prend le relais d’un internationalisme inégalitaire, né de l’idéologie interventionniste du One World sous égide américaine, défendue par Roosevelt lors de la deuxième guerre mondiale. » Il souligne dès 2003 qu’« être un État membre de l’OTAN […] signifie être dépendant, donc soumis à la volonté d’un autre qui ne poursuit évidemment que ses seuls intérêts; être membre de l’OTAN, c’est être le jouet d’une volonté autre, d’une volonté qui veut nous réduire à l’état de pion docile, sans volonté propre ». L’actualité récente confirme son assertion.

     

    De retour de son voyage en Chine, le président français Emmanuel Macron qui tente par ailleurs de trouver un terrain d’entente viable entre Russes et Ukrainiens, a récusé toute confrontation entre l’Occident et la Chine. Cette remarque de bon sens a suscité la colère de Donald Trump. L’ancien président étatsunien a accusé le locataire de l’Élysée de « lécher le cul de la Chine ». Sans être aussi grossiers, Polonais et Baltes ont eux aussi condamné la sortie présidentielle, montrant qu’ils adoraient bouffer le derrière de l’Oncle Sam. Quant à la Hongrie, elle a tenu au contraire à saluer les propos du dirigeant français.

     

    L’actuelle agitation autour de la réforme adoptée des retraites et la forte impopularité que connaît Emmanuel Macron ne seraient-elles pas en partie attisées par des officines atlantistes ? Leur influence sur les syndicats de l’Hexagone, en particulier FO, est en effet indéniable…

     

    La littérature russe, reflet d’une sociologie

     

    Robert Steuckers examine avec précision non pas l’« âme russe », ce cliché pseudo-psychologisant éculé, mais le phylum d’un univers mental moins ordonné qu’on ne l’imagine. Ainsi s’intéresse-t-il à la nouvelle génération littéraire qui émerge à la fin de l’Union Soviétique. Chef de file d’une école qui promeut la paysannerie et l’écologie, Valentin Raspoutine combat le mirage libéral dans une œuvre guère connue en Occident. « Raspoutine et les ruralistes défendent le statut mythique de la nation, revalorisent la pensée archétypique, réhabilitent l’unité substantielle avec les générations passées. » En recensant l’essai prodigieux Le communisme comme réalité, il signale qu’Alexandre Zinoviev « a prouvé qu’il n’était pas seulement un grand homme de lettres mais un fin sociologue ». Il le décrit en parfait « conservateur individualiste ».

     

    L’auteur revient sur la vie, le parcours et les écrits d’Alexandre Soljénitsyne. Ce dernier prononce, le 25 septembre 1993, un vibrant discours d’hommage à la Vendée martyrisée deux siècles plus tôt. Le dissident souligne que « les racines criminelles du communisme résident in nuce dans l’idéologie républicaine de la révolution française; les deux projets politiques, également criminels dans leurs intentions, sont caractérisés par une haine viscérale et insatiable dirigée contre les populations paysannes, accusées de ne pas être réceptives aux chimères et aux bricolages idéologiques d’une caste d’intellectuels détachés des réalités tangibles de l’histoire. […] Ce discours, très logique, présentant une généalogie sans faille des idéologies criminelles de la modernité occidentale, provoquera la fureur des cercles faisandés du “ républicanisme “ français, placés sans ménagement aucun par une haute sommité de la littérature mondiale devant leurs propres erreurs et devant leur passé nauséabond ». Ces nabots poursuivent le défunt auteur de L’archipel du goulag d’une incroyable hargne en réclamant le changement de nom d’un lycée des Pays-de-la-Loire sous prétexte qu’Alexandre Soljénitsyne était… russe.

     

    Sur le plan intérieur, Robert Steuckers analyse l’œuvre exigeante de Dostoïevski, « idéologue génial de la “ slavophilie “ voire du panslavisme » à travers les idées de Chatov qui offrent au populisme russe (narodnikisme) une transcendance incarnée dans l’histoire. « Chatov affirme que le peuple est la plus haute des réalités, notamment le peuple russe qui, à l’époque où il pose ses affirmations, serait le seul peuple réellement vivant. En Europe occidentale, l’Église de Rome n’a pas résisté à “ la troisième tentation du Christ dans le désert “, c’est-à-dire à la “ tentation d’acquérir un maximum de puissance terrestre “. Cette cupidité a fait perdre à l’Occident son âme et a disloqué la cohésion des peuples qui l’habitent. En Russie, pays non affecté par les miasmes “ romains “, le peuple est toujours le “ corps de Dieu “ et Dieu est l’âme du peuple, l’esprit qui anime et valorise le corps-peuple. » La vision du peuple russe théophore n’est donc pas propre à Alexandre Douguine puisqu’elle s’inspire, par-delà Dostoïevski, de La Russie et l’Europe (1869) de Nicolas Danilevski. Il en résulte un messianisme civilisationnel et une eschatologie (géo)politique qu’on retrouve dans les méandres compliqués de la diplomatie soviétique.

     

    Diplomatie manquée et impératif confédéral

     

    Joseph Staline agit sur le plan international en dirigeant réaliste. Est-ce la raison qui l’incite à décliner à la fin de l’année 1940 le projet ambitieux de « quadripartite » avec les signataires du Pacte Tripartite (Allemagne, Italie et Japon) ? Cette grande alliance aurait modifié la donne géopolitique avec « une URSS qui aurait pris le relais de l’Angleterre en Perse, en Afghanistan, au Pakistan (voire aux Indes) et une Grande-Allemagne maîtresse du reste de l’Europe [qui] auraient, conjointement, mieux pu garantir la paix. Surtout au Moyen-Orient ».

     

    Robert Steuckers insiste sur l’impossibilité en Europe centrale et orientale de faire coïncider le peuple et l’État. En décembre 1942, le gouvernement polonais en exil à Londres, dans le but de neutraliser les velléités expansionnistes allemandes et soviétiques, « propose la création de deux “ unions fédérales “ dans l’Est de l’Europe centrale. La première regrouperait la Tchécoslovaquie, la Pologne, la Lituanie, la Hongrie et la Roumanie et la seconde, la Yougoslavie, la Grèce, la Bulgarie et l’Albanie (voire la Turquie) ». Dès l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale, le Yougoslave Tito cherchera pour sa part à créer une « fédération balkanique » autour de la Yougoslavie avec l’adhésion de l’Albanie, de la Bulgarie et de la Grèce. La défaite des communistes grecs et la rivalité entre le maréchal yougoslave et l’Albanais Enver Hodja ruineront ce plan qui aurait résolu les irrédentismes croate, bosniaque, albanais, musulman et macédonien…

     

    Robert Steuckers fustige enfin qu’« en Occident, l’ignorance du mode “ ethniste “ de pratiquer la politique dans l’Est de l’Europe centrale demeure une triste constante. Personne ne se rend compte qu’on y raisonne en termes de “ peuples “ et non en termes juridiques et individualistes ». Cette méconnaissance crasse ne doit pas stériliser les initiatives. Au contraire, « l’idée d’une confédération doit mobiliser nos esprits. Une ou plusieurs confédérations regroupant les peuples d’Europe centrale en groupes d’État dégagés de Moscou et de Washington et s’étendant de la mer du Nord à la mer Noire, donnerait un essor nouveau à notre continent ». Déclinant, vilipendé et défaillant, l’État-nation n’était pas le modèle approprié à reproduire au lendemain de la chute du mur de Berlin.

     

    D’une érudition exceptionnelle, Robert Steuckers va volontiers à l’encontre des bouffons du savoir, « les amateurs de terribles simplifications, les spécialistes de l’arasement programmé de tous les souvenirs et de tous les réflexes naturels des peuples ». En Européen convaincu, il prévient surtout que « construire la “ maison commune “, c’est se mettre à l’écoute de l’histoire et non pas rêver à un quelconque monde sans heurts, à un paradis artificiel de gadgets éphémères », surtout quand les bases initiales n’existent toujours pas.

     

    Robert Steuckers, Pages russes, Éditions du Lore, 2022, 398 p., 30 €.Pages russes.jpg

  • Balade folciste dans le Cantal

    Pcantal.jpeglus étendue que la Slovénie, la région Auvergne – Rhône-Alpes (69 711 km²) comprend la Métropole de Lyon et douze départements qui couvrent un territoire des Alpes à une large part du Massif Central. Situé au Sud-Ouest de cette entité administrative, mais au sein d’un vieil ensemble montagneux complexe, le Cantal est son département le moins peuplé (environ 150 000 hab.).

    À l’écart des principaux axes de communication routière, ce territoire mériterait d’être mieux connu des Français et des Européens. Les flancs des Monts du Cantal, une imposante structure volcanique éteinte d’Auvergne d’une superficie de 2 500 km², constituent des châteaux d’eau naturels. Au pied de ses principaux sommets – le Plomb du Cantal (1 855 m d’altitude), le Puy Mary (1 783 m) ou le Puy Griou (1 690 m) – se présentent de vastes entailles géologiques creusées par les glaciers qu’occupent des vallées (Cère, Jordanne, Alagnon, Doire, etc.) d’accès difficile entrecoupées de plateaux, d’origine basaltique, plus ou moins élevés appelés « planèzes ».

    La disposition centrale du volcan géant endormi organise au fil des ères géologiques divers bassins marneux et d’autres plateaux, cristallins ceux-là. Dans sa périphérie, on trouve au Nord-Ouest le commencement du plateau limousin des Millevaches, au Sud-Ouest la mystérieuse et attachante Xaintrie, au Nord-Est, le très âpre plateau basaltique du Cézallier aux paysages steppiques (que partage aussi le département du Puy-de-Dôme) et au Sud-Est, les débuts de l’Aubrac riche en monuments mégalithiques, et l’horst (soulèvement d’une partie de la croûte terrestre) faillé de la Margeride qui relève aussi des départements de la Haute-Loire et de la Lozère. Très faiblement peuplé pour cause de conditions de vie rudes, en particulier en hiver long de six à sept mois, la Margeride recèle une forte radio-activité naturelle, car riche en uranium.

     

    Tome et cantalès

     

    Le département éponyme englobe ce massif volcanique. De 5 741 km², il garde son caractère paysan. Distant à vol d’oiseau de 550 km de Paris et à 631 m d’altitude, son chef-lieu, Aurillac (25 700 hab.), bénéficie de la proximité d’une aire traditionnelle d’élevage et de la culture vitale de la châtaigne, la bien nommée Châtaigneraie. On pratique sur les pentes une polyculture céréalière vivrière quand les champs ne servent pas à la belle saison à l’estive du bétail. Dans le patois local d’origine occitane, le cantalès désigne le responsable des vachers qui travaillaient en altitude. La nuit venue, les vachers se réfugiaient dans des burons (maisons austères en pierre couvertes d’ardoise ou de lauzes). Souvent détruits ou disparus, certains d’entre eux sont toutefois restaurés et deviennent des auberges ou des chambres d’hôtes.

    Avec le lait de vache, les éleveurs fabriquent la fourme du Cantal, un fromage à pâte broyée et pressée. D’une hauteur cylindrique de 40 cm et d’un diamètre de 30 à 50 cm, ce produit rustique s’obtient par emprésurage. Le lait caillé est découpé, puis pressé, d’où on extrait le sérum qu’on émiette ensuite dans un moulin spécial. Pétri et salé, le cylindre moulé – la tome – se met dans une toile. Une fois démoulée, la tome passe à la cave où elle s’affine et est périodiquement frottée avant toute consommation.

    Si dans l’histoire, le Cantal appartient à la Haute-Auvergne, les différences ne sont pas que géo-morphologiques avec sa voisine basse-auvergnate. Tandis que la Basse-Auvergne autour de Clermont-Ferrand pratique le droit coutumier d’origine germanique, la Haute-Auvergne suit le droit écrit d’origine romaine. Rome a d’ailleurs laissé des marques prédominantes. Avec Mauriac (3 500 hab.), Saint-Flour (6 500 hab.) est la seconde sous-préfecture du Cantal. Or Aurillac a longtemps dépendu du diocèse… sanflorain.

    Connu dès l’époque romaine en tant que Mons Indiciacum parce que la cité construite au sommet d’un promontoire rocher massif, permettait aux voyageurs de se repérer de loin, la ville doit son nom à Santi Flori, un ermite apôtre évangélisateur de l’Auvergne. Ce phare terrestre a été une place forte stratégique qui surveille la vallée du L’Ander. Érigée au cours du XVe siècle en pierre volcanique, sa cathédrale témoigne de l’attachement de sa population aux croyances populaires catholiques affirmées. Une anecdote historique veut que pendant les Guerres de Religion (1560 – 1598), un certain Brisson, consul du bourg aurait repoussé toute une troupe huguenote à grands coups de hache ! Les archives signalent la présence dans la nef de la cathédrale aux XVIe et XVIIe siècles d’une Vierge noire. Les madones noires aux origines toujours énigmatiques sont nombreuses dans le Massif Central (Mauriac, Borée...).

     

    Enracinement spirituel

     

    Le fait religieux modèle le territoire. La ville d’Aurillac provient d’un site monastique près de la Jordanne bâti à la fin du IXe siècle par Saint Géraud. Mais Aurillac doit une certaine renommée à l’un des siens : Gerbert (vers 938 – 1003). Écolâtre formé à l’abbaye de Saint Géraud, puis en Catalogne et à Reims, le clerc Gerbert étudie diverses sciences dont les mathématiques. Conseiller écouté de l’archevêque reimois Adalbéron qui désire que la Francie occidentale intègre enfin le Saint-Empire romain germanique sans pour autant soutenir la candidature à la couronne des Francs du duc Charles de Basse-Lotharingie (ou de Lothier), l’oncle carolingien du défunt roi Louis V, Gerbert d’Aurillac contribue par ses conseils avisés auprès des Grands à l’élection en 987 du comte de Paris et duc des Francs, petit-fils d’un roi des Francs, Hugues Capet. Un bel exemple d’hétérotélie qui empêche la renovatio de la res publica, soit le renouvellement de l’État impérial ottonien ! Promu à son tour archevêque de Reims en 991, il réussit une réforme ecclésiastique qui le conduit à prendre en 998 la tête du diocèse de Ravenne. Le 2 avril 999, il devient souverain pontife sous le nom de Sylvestre II. Son court pontificat combat fortement la simonie.

    Non loin de Saint-Flour aux portes de la Lozère, le viaduc ferroviaire de Garabit franchit la vallée de la Truyère. Premier ouvrage métallique érigé en France, ce pont-rail indispensable pour la liaison Clermont-Ferrand – Béziers a été conçu par l’ingénieur Léon Boyer et construit entre 1882 et 1884 par Gustave Eiffel. Le viaduc montre l’excellence du savoir-faire français. À 122 m de hauteur du cours d’eau, un pont long de 564 m repose sur cinq piliers implantés sur les deux rives.

    Par-delà son folklore qui s’efface peu à peu des mémoires, de son relief majestueux et d’un patrimoine en voie de disparition, le Cantal tend vers une indéniable transcendance matérialisée par les contours du département. On y devine le pendentif porté par les membres de l’Ordre de la Toison d’Or, cette confrérie chevaleresque à vocation européenne fondée à Bruge en 1430 par le duc de Bourgogne, Philippe le Bon, dans l’espoir de renouer avec l’esprit héroïque des Croisades. Ce n’est pas une coïncidence si la forme de ce département fait penser à cet honneur qui engageait à vie son détenteur.

    Dans l’inextricable trame à venir de la méta-histoire, il est fort probable que le département du Cantal inscrit au cœur orographique du Massif Central joue un rôle non négligeable. C’est sur ces terroirs altiers, hauts lieux telluriques sanctifiés par de mystérieuses statues virginales que convergent le feu des volcans et l’eau des sources, parfois brûlantes (Chaudes-Aigues), la terre des forêts et l’air. Une éventuelle topogenèse (ou développement spirituel d’un lieu) peut y surgir à condition que surgisse un processus original de « passionarité » (Lev Goumilev), c’est-à-dire qu’une population, native ou non, choisisse d’y couler, d’y fondre, d’y tremper sa mentalité. Les divers paysages du Cantal reflètent en effet un aspect archaïque certain, mais la présence du chef-d’œuvre de Garabit représente aussi une nette incursion futuriste. L’isolement de ces contrées en fait finalement des havres propices à l’implantation pérenne de bases autonomes auto-suffisantes, de cantalès matériels pour des êtres différenciés, des bastions d’une survie personnelle et d’une reconquête collective.

     

    Georges FELTIN-TRACOL

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