Plus étendue que la Slovénie, la région Auvergne – Rhône-Alpes (69 711 km²) comprend la Métropole de Lyon et douze départements qui couvrent un territoire des Alpes à une large part du Massif Central. Situé au Sud-Ouest de cette entité administrative, mais au sein d’un vieil ensemble montagneux complexe, le Cantal est son département le moins peuplé (environ 150 000 hab.).
À l’écart des principaux axes de communication routière, ce territoire mériterait d’être mieux connu des Français et des Européens. Les flancs des Monts du Cantal, une imposante structure volcanique éteinte d’Auvergne d’une superficie de 2 500 km², constituent des châteaux d’eau naturels. Au pied de ses principaux sommets – le Plomb du Cantal (1 855 m d’altitude), le Puy Mary (1 783 m) ou le Puy Griou (1 690 m) – se présentent de vastes entailles géologiques creusées par les glaciers qu’occupent des vallées (Cère, Jordanne, Alagnon, Doire, etc.) d’accès difficile entrecoupées de plateaux, d’origine basaltique, plus ou moins élevés appelés « planèzes ».
La disposition centrale du volcan géant endormi organise au fil des ères géologiques divers bassins marneux et d’autres plateaux, cristallins ceux-là. Dans sa périphérie, on trouve au Nord-Ouest le commencement du plateau limousin des Millevaches, au Sud-Ouest la mystérieuse et attachante Xaintrie, au Nord-Est, le très âpre plateau basaltique du Cézallier aux paysages steppiques (que partage aussi le département du Puy-de-Dôme) et au Sud-Est, les débuts de l’Aubrac riche en monuments mégalithiques, et l’horst (soulèvement d’une partie de la croûte terrestre) faillé de la Margeride qui relève aussi des départements de la Haute-Loire et de la Lozère. Très faiblement peuplé pour cause de conditions de vie rudes, en particulier en hiver long de six à sept mois, la Margeride recèle une forte radio-activité naturelle, car riche en uranium.
Tome et cantalès
Le département éponyme englobe ce massif volcanique. De 5 741 km², il garde son caractère paysan. Distant à vol d’oiseau de 550 km de Paris et à 631 m d’altitude, son chef-lieu, Aurillac (25 700 hab.), bénéficie de la proximité d’une aire traditionnelle d’élevage et de la culture vitale de la châtaigne, la bien nommée Châtaigneraie. On pratique sur les pentes une polyculture céréalière vivrière quand les champs ne servent pas à la belle saison à l’estive du bétail. Dans le patois local d’origine occitane, le cantalès désigne le responsable des vachers qui travaillaient en altitude. La nuit venue, les vachers se réfugiaient dans des burons (maisons austères en pierre couvertes d’ardoise ou de lauzes). Souvent détruits ou disparus, certains d’entre eux sont toutefois restaurés et deviennent des auberges ou des chambres d’hôtes.
Avec le lait de vache, les éleveurs fabriquent la fourme du Cantal, un fromage à pâte broyée et pressée. D’une hauteur cylindrique de 40 cm et d’un diamètre de 30 à 50 cm, ce produit rustique s’obtient par emprésurage. Le lait caillé est découpé, puis pressé, d’où on extrait le sérum qu’on émiette ensuite dans un moulin spécial. Pétri et salé, le cylindre moulé – la tome – se met dans une toile. Une fois démoulée, la tome passe à la cave où elle s’affine et est périodiquement frottée avant toute consommation.
Si dans l’histoire, le Cantal appartient à la Haute-Auvergne, les différences ne sont pas que géo-morphologiques avec sa voisine basse-auvergnate. Tandis que la Basse-Auvergne autour de Clermont-Ferrand pratique le droit coutumier d’origine germanique, la Haute-Auvergne suit le droit écrit d’origine romaine. Rome a d’ailleurs laissé des marques prédominantes. Avec Mauriac (3 500 hab.), Saint-Flour (6 500 hab.) est la seconde sous-préfecture du Cantal. Or Aurillac a longtemps dépendu du diocèse… sanflorain.
Connu dès l’époque romaine en tant que Mons Indiciacum parce que la cité construite au sommet d’un promontoire rocher massif, permettait aux voyageurs de se repérer de loin, la ville doit son nom à Santi Flori, un ermite apôtre évangélisateur de l’Auvergne. Ce phare terrestre a été une place forte stratégique qui surveille la vallée du L’Ander. Érigée au cours du XVe siècle en pierre volcanique, sa cathédrale témoigne de l’attachement de sa population aux croyances populaires catholiques affirmées. Une anecdote historique veut que pendant les Guerres de Religion (1560 – 1598), un certain Brisson, consul du bourg aurait repoussé toute une troupe huguenote à grands coups de hache ! Les archives signalent la présence dans la nef de la cathédrale aux XVIe et XVIIe siècles d’une Vierge noire. Les madones noires aux origines toujours énigmatiques sont nombreuses dans le Massif Central (Mauriac, Borée...).
Enracinement spirituel
Le fait religieux modèle le territoire. La ville d’Aurillac provient d’un site monastique près de la Jordanne bâti à la fin du IXe siècle par Saint Géraud. Mais Aurillac doit une certaine renommée à l’un des siens : Gerbert (vers 938 – 1003). Écolâtre formé à l’abbaye de Saint Géraud, puis en Catalogne et à Reims, le clerc Gerbert étudie diverses sciences dont les mathématiques. Conseiller écouté de l’archevêque reimois Adalbéron qui désire que la Francie occidentale intègre enfin le Saint-Empire romain germanique sans pour autant soutenir la candidature à la couronne des Francs du duc Charles de Basse-Lotharingie (ou de Lothier), l’oncle carolingien du défunt roi Louis V, Gerbert d’Aurillac contribue par ses conseils avisés auprès des Grands à l’élection en 987 du comte de Paris et duc des Francs, petit-fils d’un roi des Francs, Hugues Capet. Un bel exemple d’hétérotélie qui empêche la renovatio de la res publica, soit le renouvellement de l’État impérial ottonien ! Promu à son tour archevêque de Reims en 991, il réussit une réforme ecclésiastique qui le conduit à prendre en 998 la tête du diocèse de Ravenne. Le 2 avril 999, il devient souverain pontife sous le nom de Sylvestre II. Son court pontificat combat fortement la simonie.
Non loin de Saint-Flour aux portes de la Lozère, le viaduc ferroviaire de Garabit franchit la vallée de la Truyère. Premier ouvrage métallique érigé en France, ce pont-rail indispensable pour la liaison Clermont-Ferrand – Béziers a été conçu par l’ingénieur Léon Boyer et construit entre 1882 et 1884 par Gustave Eiffel. Le viaduc montre l’excellence du savoir-faire français. À 122 m de hauteur du cours d’eau, un pont long de 564 m repose sur cinq piliers implantés sur les deux rives.
Par-delà son folklore qui s’efface peu à peu des mémoires, de son relief majestueux et d’un patrimoine en voie de disparition, le Cantal tend vers une indéniable transcendance matérialisée par les contours du département. On y devine le pendentif porté par les membres de l’Ordre de la Toison d’Or, cette confrérie chevaleresque à vocation européenne fondée à Bruge en 1430 par le duc de Bourgogne, Philippe le Bon, dans l’espoir de renouer avec l’esprit héroïque des Croisades. Ce n’est pas une coïncidence si la forme de ce département fait penser à cet honneur qui engageait à vie son détenteur.
Dans l’inextricable trame à venir de la méta-histoire, il est fort probable que le département du Cantal inscrit au cœur orographique du Massif Central joue un rôle non négligeable. C’est sur ces terroirs altiers, hauts lieux telluriques sanctifiés par de mystérieuses statues virginales que convergent le feu des volcans et l’eau des sources, parfois brûlantes (Chaudes-Aigues), la terre des forêts et l’air. Une éventuelle topogenèse (ou développement spirituel d’un lieu) peut y surgir à condition que surgisse un processus original de « passionarité » (Lev Goumilev), c’est-à-dire qu’une population, native ou non, choisisse d’y couler, d’y fondre, d’y tremper sa mentalité. Les divers paysages du Cantal reflètent en effet un aspect archaïque certain, mais la présence du chef-d’œuvre de Garabit représente aussi une nette incursion futuriste. L’isolement de ces contrées en fait finalement des havres propices à l’implantation pérenne de bases autonomes auto-suffisantes, de cantalès matériels pour des êtres différenciés, des bastions d’une survie personnelle et d’une reconquête collective.
Georges FELTIN-TRACOL