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Les lansquenets d'Europe

  • Une nostalgie antérieure uchronique

    par Georges FELTIN-TRACOL

     

    Le Moal.jpgAncien étudiant de Georges-Henri Soutou et enseignant dans diverses institutions catholiques ou militaires, Frédéric Le Moal a déjà écrit une dizaine d’ouvrages historiques. Il travaille d’abord sur les relations franco-italiennes dans les Balkans (1) et dans les Alpes (2). Il s’intéresse ensuite à la Yougoslavie (3), signé la biographie du souverain pontife Pie XII (4) et examine le fascisme. Avant Les hommes de Mussolini (5), il publia quatre ans auparavant une Histoire du fascisme (6).

    De sensibilité libérale-conservatrice, Frédéric Le Moal interprète le fascisme non comme une manifestation de la droite révolutionnaire, mais en réalisation italienne tardive de la Révolution française. Son analyse converge en partie avec les analyses exprimées dans le recueil collectif du Club de L’Horloge, Socialisme et Fascisme. Une même famille ? (7). Outre une riche production historique, il vient de publier un roman à portée uchronique (8). L’uchronie (ou « histoire contrafactuelle » dans les universités anglo-saxonnes) est un raisonnement spéculatif sur le déroulement des événements historiques si un fait majeur avait pris une autre tournure. Reconnaissons à Frédéric Le Moal un réel courage pour se lancer dans une spéculation pareille en outre sous une forme romancée avec le risque patent d’être dénigré par des universitaires sentencieux bien installés. Néanmoins, certains historiens n’hésitent plus, ces dernières années, à adopter cette démarche contrefactuelle. Si Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou ont co-écrit Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non-advenus (9), Xavier Delacroix a dirigé plusieurs historiens (dont Pascal Ory, Bruno Fuligni, Christian Ingrao ou Pierre Lemaître) sur L’autre siècle (10).

     

    Une nouvelle monarchie française

     

    Le point de bifurcation uchronique de L’appel du roi correspond à l’intronisation en 1873 du comte de Chambord qui « avait […], contre tous ses principes les plus sacrés, accepté le trône qu’une France fatiguée des aventures lui offrait. La monarchie oui, mais le drapeau tricolore. Une royauté restaurée mais sans sacre, sans mystique, sans pouvoir, sans lys… ». L’École militaire de Paris devient par exemple le nouveau palais royal. Par conséquent, Henri V reconnaît son cousin Philippe d’Orléans pour son seul héritier légitime. La Constitution de 1873 établit un régime parlementaire. Il découle de ce compromis institutionnel que « le souverain règne mais reste au-dessus des querelles partisanes et laisse le gouvernement gouverner ». Frédéric Le Moal parle de « Seconde Restauration ». Petite erreur puisqu’il aurait dû écrire « Troisième Restauration » (la Première se déroule en 1814 – 1815 avant les Cent-Jours, la Seconde après 1815 et Waterloo dure jusqu’aux Trois Glorieuses en 1830).

    L’auteur estime à tort que le comte de Chambord a commis une faute magistrale en récusant le drapeau tricolore. Il se trompe. Au-delà du refus traditionnel du petit-fils de Charles X, le chancelier Bismarck n’aurait pas approuvé une restauration royale après la chute du Second Empire bonapartiste. Le père de l’unité allemande n’a toutefois pas compris que l’idéal républicain entrait déjà fortement dans l’esprit de la population française, d’où les désillusions de l’Ordre moral souhaité par le maréchal – président Patrice de Mac-Mahon entre 1873 et 1879.

    L’« uchroniqueur » considère que malgré cette refondation monarchique, le cours de l’histoire se poursuit à l’instar du déroulement de notre histoire. Il doit cependant simplifier la généalogie royale. Dans son roman, à la mort de Henri V en 1883, Philippe d’Orléans devient le roi des Français Philippe VII. Puis, après son décès, c’est son fils Jean III qui inaugure un règne de quarante-six ans marqué en particulier par les épreuves tragiques de la Première Guerre mondiale. Jean III n’a qu’un seul héritier, Henri, duc de Chartres, époux de la princesse Louise de Bourbon-Parme, et père de trois enfants dont Louis, l’aîné titré duc de Montpensier. Frédéric Le Moal allège ainsi volontiers la branche foisonnante des Orléans. Dans notre histoire, à la disparition en 1894 de « Philippe VII », c’est son aîné qui devient « Philippe VIII ». Puis, à sa mort en 1926, son cousin germain et beau-frère, le duc de Guise, devient « Jean III ». Quand ce dernier décède en août 1940, son fils, le comte de Paris, devient « Henri VI », le grand-père de l’un des actuels prétendants au trône des lys, « Jean IV ».

    Frédéric Le Moal décrit ce duc de Chartres avec les traits évidents, physiques, psychologiques et moraux, du très politique comte de Paris (1908 – 1999). Son parcours politique erratique entre le Maréchal Pétain, le Général De Gaulle et François Mitterrand lui valut dès 1965 un pamphlet virulent co-écrit par le journaliste de la droite nationale Jean Bourdier (11). Dans les années 1930 en accord avec son père, le comte de Paris s’inspirait de la « Jeune Droite » non-conformiste. Plusieurs plumes dont Thierry Maulnier, contribuèrent régulièrement au futur organe officiel de la Maison de France, Courrier royal. Le « Dauphin » signa dès 1936 un Essai sur le gouvernement de demain et, en 1937, le fameux Prolétariat, qui le désigna auprès des milieux bourgeois rassis en « prince rouge ».

    Roi des Français, Jean III règne de manière paternelle et ne gouverne pas, ce qui accroît son audience, son prestige et sa popularité. En 1936, il nomme sans aucune réticence Léon Blum à la présidence du Conseil. Le Front populaire « le savait : rien ne se ferait sans l’accord de Jean III qui jouissait depuis toujours, et encore plus depuis la Grande Guerre, d’une popularité enracinée jusque dans la classe ouvrière ».

     

    Un héritier en chevau-léger

     

    Influencé très tôt par son secrétaire particulier, Baudoin de Montecours, le duc de Chartres incline vers les idées maurrassiennes et germanophobes. Il « exècre ces séides du collectivisme, de l’égalitarisme et de la laideur. Et surtout de l’athéisme. Car la foi du duc de Chartres, ardente, traditionnelle, intransigeante, irrigue sa vie et ses analyses politiques, un rien matinées par une doctrine sociale » catholique. « Si le roi est un Orléans jamais sûr de sa légitimité, l’héritier au contraire se sent pleinement Bourbon à la manière d’un Henri IV ou d’un Louis XIV. » Ainsi s’oppose-t-il avec virulence et excès au pacifisme de son père meurtri par la saignée de la Grande Guerre. Hostile à l’Allemagne nationale-socialiste, il prône la guerre. Son attitude lui attire peu à peu la sympathie des responsables socialistes, Georges Mandel en premier lieu.

    Pendant la « Drôle de Guerre », le prince héritier rencontre le colonel Charles de Gaulle. Le duc de Chartres s’aperçoit aussitôt que son interlocuteur « possède toutes les qualités […] indispensables pour la conduite de la destinée des hommes : sentiment de supériorité, confiance en soi et orgueil, mais aussi mépris, soif de pouvoir, amour de commander, absence de doute ». L’officier lui fait part de ses critiques envers « la Constitution de 1873 [qui] porte en elle des ferments de division en ayant donné au Parlement des pouvoirs de contrôle sur le gouvernement trop étendus ».

    Au front au moment de l’offensive allemande de mai 1940, le prince héritier assiste impuissant à la « Débâcle » et enrage de l’incompétence manifeste de l’état-major français. Son père meurt le 2 juin 1940. Immédiatement proclamé Henri VI, le jeune souverain se heurte aussitôt au clan défaitiste, encouragé par le défunt roi et par son épouse, la nouvelle reine douairière qui estime que « depuis 1793, l’exécution de Louis XVI et la profanation des tombes de Saint-Denis, la France est morte parce que déracinée. La gloire du Ier Empire, l’Empire colonial, la victoire de 1918, tout cela, c’est une supercherie. Depuis 1873, la monarchie veille un malade qui ne veut pas mourir mais je crois que la fin est là ». Le roi réplique à sa mère que « nous sommes le passé, le présent et l’avenir. […] Tant que nous serons là, la nation survivra ».

     

    Henri VI – de Gaulle – Darlan – Weygand et les autres

     

    Ce volontarisme affiché et assumé n’empêche pas des moments intimes d’incertitude. Replié sur Bordeaux, le roi s’apprête un soir à flancher, c’est-à-dire à accepter l’armistice, mais son épouse, la nouvelle reine, ordonne la présence immédiate de Charles de Gaulle. Inflexible, le général de brigade à titre temporaire rassure par son intransigeance le roi qui choisit finalement l’exil en Grande-Bretagne afin de poursuivre la guerre. Ce départ soudain ravit Pierre Laval dont l’entourage le presse à proclamer la République. Il s’ouvre de ce projet au maréchal Pétain qui regimbe. Très vite, Raphaël Alibert, chef de cabinet du Maréchal, déclare à Baudoin de Montecours qu’« à défaut de coup d’État royal, le salut réside maintenant dans une dictature militaire mais au nom de la couronne sans laquelle le pays tomberait en morceau ». Avec l’accord de Laval, Philippe Pétain exerce la régence. Le nouveau régent de France explique à Henri VI sa situation compliquée par une missive datée du 18 juin 1940. Le 30 octobre 1940, à la demande du régent, le roi reçoit en audience secrète l’émissaire du Maréchal - Régent, Louis Rougier, qui échoue dans sa mission.

    Le 17 juin 1940, depuis un studio de la BBC, le roi Henri VI prononce un discours de résistance et de combat. Contrairement à De Gaulle dont l’appel ne fut guère entendu, car sa personnalité et son caractère irritaient ses pairs et ses supérieurs, le roi se sait entendu et obéi. Ses propos s’imposent à tous. Le général Weygand discute au téléphone avec le Maréchal – Régent pour lui affirmer : « Si Sa Majesté m’appelle, je partirai. Je n’aurai pas le choix. » Il ajoute plus tard que « Henri VI d’Orléans n’est pas un vulgaire président d’une éphémère république mais l’héritier d’une monarchie et d’une dynastie pluriséculaire. Il assure la continuité de l’État ». De son côté, l’amiral Darlan fait appareiller la flotte de guerre de Toulon pour se rendre à Bizerte, à Mers el-Kébir et dans les ports britanniques.

     

    Le roi, garant de l’amnistie nationale

     

    L’armistice restreint au seul Hexagone n’empêche pas le conflit d’embraser l’Afrique française du Nord, la Libye italienne et l’Égypte britannique. Ce front nord-africain n’évite pourtant pas l’Allemagne d’envahir l’URSS en juin 1941. Ce n’est seulement qu’à partir du débarquement militaire étatsunien que l’offensive change de camp. Frédéric Le Moal a-t-il lu L’appel du 17 juin d’André Costa (12) ? Dans cette excellente uchronie, Philippe Pétain et Charles de Gaulle s’allient et continuer à Alger pour poursuivre une guerre qui ravage bientôt le Maghreb oriental. La guerre se déroule aussi en Méditerranée et dans l’Atlantique où les navires de combat français traquent les U-Boot allemands. La guerre attise les tensions politiques au sein du gouvernement français à Londres. Darlan cherche à renverser Charles de Gaulle qu’il ne supporte pas. Mais Henri VI réaffirme au terme d’une nouvelle « journée des dupes » son entier soutien au chef du gouvernement, Charles de Gaulle. Le roi exige de ses officiers supérieurs qu’ils ne se consacrent qu’à la guerre. Afin de mieux les encourager, il fonde l’Ordre de la Libération et fait de Darlan le premier dignitaire.

    Le maintien de la France dans la guerre mondiale permet à Charles de Gaulle d’assister à la conférence de Téhéran aux côtés de Churchill, de Staline et de Roosevelt. En revanche, Frédéric Le Moal n’évoque pas celle de Yalta… Paris libéré en août 1944, Henri VI découvre son palais dévasté. Il choisit de loger à l’Élysée. Critique de l’épuration sauvage, il s’indigne que « des pseudo-résistants exécutent d’anciens collaborateurs et, pire, des gens innocents, dénoncés injustement, ou victimes de malentendus ». Il s’emporte même quand il aborde « ces histoires de femmes tondues pour “ collaboration horizontale “ […]. Il n’y a rien de plus méprisable que de se venger sur les femmes de ses propres turpitudes ». Magnanime, Henri VI constate que, « puisque les Français seront pendant longtemps incapables de pardonner, le roi le fera à leur place. Il faut tourner au plus vite la page sur toutes ces horreurs de la guerre pour favoriser la réconciliation et l’unité nationale ».

    Son pardon s’étend même à l’ancien régent. Le roi détient d’ailleurs « une enveloppe particulière, celle qui contient les lettres que le maréchal Pétain lui a adressées dans le plus grand secret, pendant la guerre, depuis celle de juin 1940. D’autres missives suivirent, toutes insistant sur le rôle de bouclier joué par son gouvernement, sur l’œuvre de restauration morale entreprise auprès des Français, sur l’esprit de revanche insufflé aux jeunes générations ». Dès 1940, Montecours assurait au futur régent qu’« en recevant la régence et en écartant la république, votre gouvernement se rattachera à la couronne d’une manière suffisamment claire pour maintenir une continuité et convainc les Français de l’existence d’une secrète convergence entre le roi et vous ».

    Cette uchronie relance de façon implicite et romancée la célèbre thèse, contestée par Robert Paxton, émise par le colonel Rémy (13), de l’épée (Charles de Gaulle) et du bouclier (Philippe Pétain), mais ce n’est qu’une histoire fictive. L’auteur dénonce les méfaits sanglants de l’Épuration, ce que Dominique Venner qualifiait de « révolution de 1944 – 1945 » (14). Par un raisonnement uchronique audacieux, l’auteur ose donc contredire la doxa universitaire officielle. Cette histoire uchronique est un bien singulier roman gaullo-orléaniste de nostalgie antérieure.

     

    Notes

     

    1 : Frédéric Le Moal, La France et l'Italie dans les Balkans, 1914-1919. Le contentieux adriatique, L'Harmattan, 2006.

     

    2 : Frédéric Le Moal et Max Schiavon, Juin 1940, la guerre des Alpes. Enjeux et stratégies, Économica, 2010.

     

    3 : Frédéric Le Moal, Le Front yougoslave pendant la Seconde Guerre mondiale. De la guerre de l'Axe à la guerre froide, 1939 - 1945, Éditions Soteca, 2012.

     

    4 : Frédéric Le Moal, Pie XII. Le pape face au Mal, Perrin, coll. « Biographies », 2024.

     

    5 : Frédéric Le Moal, Les hommes de Mussolini, Perrin, 2022.

     

    6 : Frédéric Le Moal, Histoire du fascisme, Perrin, 2018.

     

    7 : Raoul Audouin, Yvan Blot, François-Georges Dreyfus, Jean-Yves Le Gallou, Henry de Lesquen, Michel Leroy, Jules Monnerot et Alain-Gérard Slama, Socialisme et Fascisme. Une même famille ?, Albin Michel, 1984.

     

    8 : Frédéric Le Moal, L’appel du roi, Éditions de Paris, 2022, 330 p., 22 €.

     

    9 : Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non-advenus, Le Seuil, 2018.

     

    10 : Xavier Delacroix (sous la direction de), L’autre siècle. Et si les Allemands avaient gagné la bataille de la Marne ?, Fayard, 2018.

     

    11 : Jean Bourdier et Bruno Fouchereau, Le comte de Paris. Un cas politique, La Table Ronde, coll. « L'histoire contemporaine revue et corrigée », 1965.

     

    12 : André Costa, L’appel du 17 juin, Balland, 1980. Dans le même veine, signalons aussi de Jacques Sapir, Frank Stora et Loïc Mahé, 1941 – 1942, Et si la France avait continué la guerre, Tallandier, 2012.

     

    13 : Sur ce résistant de la première heure, royaliste acharné et qui s’installera dans les années 1950 au Portugal de Salazar, cf. Philippe Kerrand, L’étrange colonel Rémy, Champ Vallon, coll. « Époques », 2020.

     

    14 : Frédéric Le Moal a contribué par quelques articles à La Nouvelle Revue d’Histoire.

  • La stratégie selon Hervé Coutau-Bégarie

    par Georges Feltin-Tracol

     

    Bégarie.jpgFondateur et président de l’Institut de stratégie comparée, spécialiste des questions navales à travers des ouvrages tels La puissance maritime soviétique (Économica, 1983), Géostratégie de l’Atlantique Sud (PUF, 1985) ou Le meilleur des ambassadeurs. Théorie et pratique de la diplomatie navale (Économica, 2007). Né en 1956, ce polymathe, ancien énarque est juge administratif de profession, décède en 2012 des suites d’une longue et douloureuse maladie. Il laisse à la postérité une trentaine de titres.

    Outre des essais pointus sur des domaines longtemps délaissés par une université paresseuse, Hervé Coutau-Bégarie a écrit plusieurs biographies. Il s’intéresse à Georges Dumézil et consacre deux volumes à l’amiral Raoul Castex (1878 - 1968) en qui il voit un « stratège inconnu » et dont les analyses ont influencé l’école française de la dissuasion nucléaire. En collaboration avec Claude Huan, il sort en 1988 une brillante biographie sur François Darlan (1881 - 1942). Officier républicain impeccable et père du redressement naval français pendant l’Entre-deux-guerres, François Darlan porte le titre exceptionnel d’« amiral de la Flotte » (en dessous du rang d’« amiral de France » plus décerné depuis 1869). Il exerce le pouvoir entre 1941 et 1942 dans le cadre de l’État français et devient le Dauphin officiel du Maréchal Pétain. Sous sa direction, on observe l’entrée des technocrates, souvent issus de milieux réalistes non-conformistes comme X-Crise, dans l’appareil administratif d’État au point qu’ils deviennent irremplaçables sous les IVe et Ve Républiques. L’objectivité que les co-auteurs font preuve sur une personnalité publique est remarquable et leur vaut le mépris des pisse-froid diplômés. Relevons que dans l’entourage algérois de l’amiral Darlan se trouvait un haut-fonctionnaire issu de l’inspection des Finances, sorte de pré-ministre de l’Économie, nommé Maurice Couve de Murville, un tant proche du général Giraud, plus tard ministre des Affaires étrangères de 1958 à 1968 et Premier ministre de 1968 à 1969 sous le décennat de Charles De Gaulle.

    Ouvertement souverainiste et hostile à tout projet euro-atlantiste intégré, Hervé Coutau-Bégarie reprenait la vision planétaire de Charles de Gaulle dans laquelle il décelait l’apport du Charles Maurras de Kiel et Tanger (1910), de Louis XV du « renversement des alliances » en 1756 adossé au « pacte de famille » entre les souverains Bourbon, et du Cardinal de Richelieu dans son Testament politique (1688). Pour lui, la France n’est pas une simple entité strictement européenne. Par l’outre-mer elle dispose d’atouts géopolitiques majeurs.

    En 2016 paraît à l’initiative d’Olivier Zajec un ouvrage posthume intitulé Bréviaire stratégique. Déjà auteur d’un volumineux Traité de stratégie en 2002, Hervé Coutau-Bégarie tenait à le synthétiser qu’il résume en 555 aphorismes répartis sur dix chapitres. D’entrée, il rappelle que « les définitions de la stratégie sont innombrables. Aucune ne peut prétendre englober tous les aspects d’une activité dont le champ est immense ». Il souligne que « les grands stratèges sont aussi rares dans l’histoire que les grands hommes d’État ». Par ailleurs, la stratégie « ne vise pas seulement à surmonter des obstacles, mais à vaincre un ennemi. Lorsqu’il n’y a pas cette dialectique, il n’y a pas de stratégie ».

    Pour autant, il insiste que « la stratégie est un art, en tant qu’elle est une pratique; elle est aussi une science en tant qu’elle est un savoir qui peut faire l’objet d’une étude scientifique (au sens des sciences sociales) ». En revanche, Hervé Coutau-Bégarie se détourne de la tactique (le niveau de la théorie et de la pratique du combat au niveau scalaire de la division, du bataillon et du régiment). Il écarte aussi l’art opérationnel qu’applique l’état-major soviétique, puis russe. Ce champ se place entre la stratégie et la tactique. Expert de l’histoire militaire russo-soviétique, l’économiste souverainiste Jacques Sapir le définit dans La Mandchourie oubliée. Grandeur et démesure de l’art de la guerre soviétique (Éditions du Rocher, 1996) comme l’ensemble théorique et pratique « des opérations menées par les grandes unités dans la recherche de résultats stratégiques sur un théâtre d’opérations déterminé [et qui …] envisage les forces armées dans leur totalité et fournit un cadre à la fois pour une approche de l’histoire militaire et pour la rédaction des plans de campagne, la définition des postures, des déploiements et de la structuration des forces ». Le débat continue avec intensité entre ses partisans et ses détracteurs.

    Étudier la stratégie implique que « l’histoire sert de laboratoire ». L’auteur prévient que « l’art de la guerre comprend une partie fixe et une partie variable. La partie fixe est plus grande en stratégie qu’en tactique, qui est plus dépendante des moyens du milieu ». Il en procède une série de principes qu’il énonce : concentration, initiative, surprise, activité, direction, liberté d’action, économie des forces, sûreté et manœuvres. Certes, leur « universalité [...] n’empêche pas une grande variabilité dans leur application. Cette variabilité résulte du temps, des lieux, des moyens ». Il faut néanmoins se garder de toute automaticité. En effet, « en stratégie, les choses ne se passent jamais comme prévu, il y a un décalage constant entre la conception et l’exécution, c’est la friction théorisée par Clausewitz ».

    Grand connaisseur de la Mer et donc du Léviathan géopolitique, Hervé Coutau-Bégarie en réaliste pragmatique n’adhère pas la dichotomie facile entre la Terre et les thalassocraties. Il démontre les inévitables interactions. Il ne cantonne pas le fait stratégique au seul espace terrestre. Il évoque la stratégie nucléaire qui bouleverse les règles mises en lumière par Clausewitz de l’engagement. La stratégie maritime exige une projection de puissance certaine afin de maintenir la maîtrise de la mer et donc la libre circulation sur les lignes des communications. S’il ne traite pas de la stratégie numérique ou cybernétique, l’auteur mentionne la stratégie aérienne (et un peu spatiale). Il reconnaît volontiers que « l’air rend possible une interaction constante des milieux terrestres et maritimes et donc favorise une unification de stratégies qui, auparavant, étaient largement indépendantes ».

    Bréviaire stratégique éclaire de façon notable un concept parfois quelque peu brumeux. Toutefois, Hervé Coutau-Bégarie avertit le lecteur. « La stratégie ne s’apprend pas dans les manuels. Mais elle est inséparable de la réflexion. » Ce petit livre succinct explique avec aisance et clarté un vocabulaire toujours fort mal employé par la médiasphère journalistique. Un régal !

     

    Hervé Coutau-Bégarie, Bréviaire stratégique, avant-propos d’Olivier Zajec, Éditions du Rocher, 2016, 146 p., 12 €.

  • L’actualité de Spengler

    Georges Feltin-Tracol

     

    Spengler.jpgSouvent évoqué, rarement lu et encore moins compris, Oswald Spengler (1880 – 1936) fait l’objet d’a priori fréquents et guère sérieux. Seulement connu pour sa thèse majeure parue en deux tomes, Le déclin de l’Occident (1918 et 1922), il a aussi écrit d’autres essais tout aussi percutants : Prussianité et socialisme (1919), L’Homme et la technique (1931) ou Années décisives (1933). Sa notoriété relative n’évite pas que ses réflexions demeurent engoncées dans une gangue peu subtile.

    Or, depuis quelques années, on le redécouvre. En France, son principal connaisseur universitaire, Gilbert Merlio, a publié en 2019 Le début de la fin. Penser la décadence avec Oswald Spengler (PUF). Belge de langue allemande et polyglotte accompli, David Engels n’a jamais caché son admiration pour les écrits d’Oswald Spengler. Ses propres travaux s’en inspirent plus ou moins directement. En 2018, il contribue à la fondation de la Spengler Society qu’il préside. Elle entend poursuivre, défendre et diffuser la vision du monde de cette figure à part de la « Révolution conservatrice ».

    Dans le cadre de la collection « Longue Mémoire de l’Institut Iliade », les éditions de la Nouvelle Librairie ont précisément demandé à David Engels d’offrir en soixante-dix pages une présentation succincte de l’homme, de son œuvre et de sa pensée, d’où cet Oswald Spengler. Introduction au Déclin de l’Occident. Ce format court et concis répond pleinement à la demande d’un public jeune qui a perdu pour cause du délabrement avancé de l’école l’habitude de lire et qui ne pourrait plus se concentrer sur cinq cents pages.

    En de brefs et intenses chapitres, David Engels balaie l’ensemble du sujet avec une belle maîtrise. Il en profite pour apporter en note des éléments biographiques méconnus sur le traducteur français du Déclin de l’Occident dont la réalisation finale balance entre déficience et contre-sens. Kabyle originaire d’un département français d’Algérie, Mohand Tazerout (1893 – 1973) a « produit une œuvre philosophique et politique considérable » dont La Pensée politique de Moeller van Den Bruck (1936) ou une Histoire politique de l'Afrique du Nord (1961).

    David Engels rappelle qu’Oswald Spengler est d’abord et avant tout un philosophe de l’histoire qui postule avec sagacité « l’existence d’entités sociales appelées “ Kulturen “ comme les plus grandes actrices possibles de l’histoire de l’humanité, qui n’a elle-même ni un véritable but philosophique ni un sens métaphysique en soi ». Il suppose aussi que les cultures égyptienne, babylonienne, indienne, chinoise, gréco-romaine, « magique » - comprendre « arabe, à laquelle appartiennent le judaïsme messianique, le christianisme primitif et byzantin ainsi que l’islam » -, méso-américaine, occidentale et russe « coexistent dans le temps et dans l’espace et interagissent [...] entre elles dans une certaine mesure, mais n’ont pas de véritable lien spirituel entre elles ». Spengler avance que « le développement interne de ces cultures se déroule essentiellement de manière parallèle et correspond exactement aux étapes de l’évolution d’un être vivant ». Lecteur assidu de Goethe et de Nietzsche, Oswald Spengler livre une interprétation vitaliste de l’histoire.

    La confusion, voire le mélange entre ces cultures, lui paraît impossible parce que « chacune de ces neuf cultures se caractérise par un Seelenbild (une “ image mentale “) spécifique et inimitable, largement inaccessible de l’extérieur ». L’« interopérabilité » ou l’acculturation réciproque des cultures à un moment crucial de l’histoire débouche parfois sur le concept de pseudomorphose, ce que n’évoque point David Engels. En géologie, une pseudomorphose signifie qu’un minéral prend l’apparence d’un autre minéral. Pour Spengler, cette notion correspond à la mise en place d’un contenu nouveau à l’intérieur du cadre d’un système existant. Celui-ci donne ainsi l’illusion de se perpétuer alors qu’il a, dans les faits, radicalement changé de nature.

    La lecture d’Oswald Spengler suscite un sentiment de « pessimisme héroïque » parce que l’achèvement d’un cycle de culture en entraîne nécessairement un autre. Bien que reconnaissant que les écrits de Spengler peuvent verser dans l’erreur ou l’inexactitude, voire l’obsolescence des recherches scientifiques. David Engels estime que « la “ morphologie culturelle “ reste une méthode essentielle afin de comprendre ce phénomène historique qu’est la “ civilisation “ ». Toutefois, il suggère d’étendre le nombre de cultures à l’iranienne, à la chinoise dao-bouddhiste, à la nipponne, à l’olmèque, à l’andine ou au sud-est asiatique.

    Dans un troisième tableau synoptique anticipateur, Oswald Spengler considérait le monde comme butin vers l’an 2000. Il annonçait même l’avènement d’un nouveau césarisme, y compris si ce néo-césarisme s’incarnerait en des meneurs industrieux tels les oligarques de la haute technologie comme Mark Zuckerberg et Elon Musk. Le déclin de la civilisation européenne est-il fatidique ? Oui, si l’on suit le déroulement du cycle. Mais, loin d’être abattu par cette perspective angoissante, David Engels, théoricien novateur de l’hespérialisme européen, croît que les difficultés et la complexité de l’ère contemporaine peuvent permettre à une minorité des Européens d’impérieuse volonté à renouer avec le désir de participer à une « Grande Politique » continentale. En revanche, affirmer que l’avant-garde d’une nouvelle révolution hespérialiste qui « est en train de redécouvrir la liturgie et la spiritualité du christianisme traditionaliste » s’apparente à un optimisme béat. L’auteur oublie-t-il les effets délétères du concile Vatican II et les décisions délétères récentes du « pape » Bergoglio qui ne cesse de soutenir les migrants ? Ne faudrait-il pas au contraire à abandonner à l’universalisme et à (re)découvrir ces principes fondateurs pour une nouvelle cité albo-européenne que sont l’ethno-différencialisme et la pluriversalité ?

    La pensée spenglérienne n’a pas fini de se déployer dans le contexte chaotique d’un âge post-moderniste aux élans catagogiques flagrants et malsains.

     

     

     

    David Engels, Oswald Spengler. Introduction au Déclin de l’Occident, Éditions de la Nouvelle Librairie, coll. « Longue Mémoire de l’Institut Iliade », 2024, 84 p., 9 €.