par Georges Feltin-Tracol
« L’histoire sacrée se fonde sur les chroniques et la tradition », écrit Henry Montaigu dans La Couronne de Feu (1) qui vient de reparaître en tant que seconde réédition d’un essai sorti à l’origine sous un titre différent, Le roi Capétien (2), premier d’une série de quatre (Le roi Valois, Le roi Bourbon, Le roi et la Révolution). Mais fragilisé par des problèmes cardiaques, Henry Montaigu (alias Henry Roger Fauconneau, 1936 – 1992) qui s’investissait beaucoup dans sa revue La Place royale, ne souhaitait pas étirer et diluer son interprétation métaphysique. En 1995, les éditions Claire Vigne le rééditent de manière posthume sous un nouveau titre de La Couronne de Feu.
« L’histoire, telle qu’elle est écrite depuis deux cents ans, n’est qu’une machine de guerre lancée contre les structures, les rythmes et la mentalité du monde traditionnel qu’il s’agit de déconsidérer de toutes les façons. » Henry Montaigu ne cache pas que son travail « se situe dans la ligne de l’immense labeur de défrichage entrepris par René Guénon. » Bien que signataire d’un René Guénon ou la mise en demeure (3), il se met dans son sillage. Poète (L’Arbre de Justice, 1972) et romancier (Le cavalier bleu, 1982), il signe une Histoire secrète d’Aquitaine (4) ainsi qu’une excellente étude dédiée à La fin des féodaux (Olivier Orban) en deux volumes : Le Pré carré du roi Louis (1980) et La Guerre des Dames (1981).
Symbolique royale et érosion dynastique
Le regard que porte Henry Montaigu sur l’Histoire de France s’opère à l’aune des principes, ces « manifestations dialectiques mais transcendantes des causes premières ». Sa démarche se veut par conséquent symbolique. Pour lui, « le symbole est un signe, un repère, un point de ralliement. Mais il est surtout un moyen, comme tel il a son importance, comparable à celle de l’outil : il ne saurait être considéré comme le but ». La pensée traditionnelle infuse et structure toute sa réflexion. Offrant au lecteur « une quête de mémoire intérieure », il défend bien sûr une idée certaine de la royauté française, mais il se méfie du « royalisme ». Son approche n’est donc pas politique; elle se veut métaphysique, ce qui n’empêche pas des positions véhéments, polémiques et tranchées. Il critique la tentative des Plantagenêts de fonder un Royaume de France et d’Angleterre (il oublie qu’avant d’être Louis VIII, le prince héritier fut en 1216 – 1217 proclamé roi d’Angleterre et aurait pu établir un Royaume d’Angleterre et de France…). Il conteste le projet néo-lotharingien de la Maison capétienne de Bourgogne à la fin du Moyen Âge. Il n’évoque même pas l’exemple de Henri III (1551 – 1589) qui, avant d’être roi de France en 1574 à la suite du décès de son frère Charles IX, fut roi de Pologne et grand-duc de Lithuanie en 1573 jusqu’à son abdication de 1575.
Henry Montaigu s’insurge en outre contre les revendications des royalistes providentialistes qui attendent le surgissement millénariste du Grand Monarque. Il énonce par ailleurs les prétentions au trône de France des Bourbons d’Espagne, des Bourbons-Parme et des descendants de Naundorff, supposé être Louis XVII, le survivant évadé de la prison du Temple en 1795. Il accorde assez paradoxalement la légitimité aux cadets des Capétiens, à savoir la branche des Orléans. Or, quand il rédige cette somme historico-symbolique au milieu des années 1980, Henri d’Orléans, comte de Paris (1908 – 1999), vient de destituer son fils aîné Henri, futur comte de Paris (1933 – 2019), en faveur de ses deux petits-fils Jean et Eudes aux dépens de leur propre frère aîné François (1961 – 2017) gravement handicapé et lui-même écarté de la succession dynastique dès 1981 par son grand-père... Aujourd’hui, la Maison d’Orléans – que Montaigu qualifie « de France » - se déchire entre Jean d’Orléans, comte de Paris depuis 2019, et son cousin, le duc Charles-Philippe d’Anjou. Le premier désapprouve le remariage civil du second, le 9 septembre 2023, qui s’élève à son tour contre son chef nominal. La Modernité affecte tout, y compris et surtout les plus vieilles lignées. « La multiplication des contingences est le fait particulier de la période moderne. » Est-ce l’indicateur de son érosion ?
« L’homme spirituel devrait pouvoir, en principe, ne pas se soucier de l’histoire – mais il doit en avoir une idée schématique juste, et il ne saurait être impunément immergé dans une vision fausse. » La Couronne de Feu présente un point de vue traditionnel de l’Histoire de France. À côté de la réhabilitation du terme symbolique d’« Île-de-France », Henry Montaigu affirme que « Versailles est un des plus parfaits exemples de cette logique du Retour à ce qui est, et qui seul peut produire un renouvellement légitime des formes ».
« Anarchie plus un » ou la transcendance des ordres sociaux
Attaché au Moyen Âge, l’auteur considère que « la féodalité est un ordre qui ressemble à une anarchie. L’anarchie existe, certes, mais elle se situe à l’intérieur de structures d’autant plus fortes qu’elles n’ont pas un caractère réellement formel ». Il ajoute ensuite que « l’ordre final est composé de la somme de tous les désordres ». Par ailleurs, Henry Montaigu examine avec attention la période où coexistent les derniers Carolingiens et les premiers Capétiens qu’il faudrait plutôt qualifier de « Robertiens ». En effet, fils de Robert le Fort, marquis de Neustrie, Eudes est roi des Francs en Francie occidentale de 888 à 898. Son frère cadet, Robert Ier devient lui aussi roi des Francs entre 922 – 923. Son petit-fils, Hugues Capet (987 – 996), fondera la dynastie des Capétiens qui régneront en France jusqu’en 1848, mais aussi dans la monarchie hispanique, dans l’Empire latin de Constantinople, au Portugal, au Brésil, en Hongrie, au Luxembourg et dans divers États italiens.
Henry Montaigu se contredit parfois. « Le Christianisme n’est en aucune façon théocentrique. » Or, « la monarchie française est une institution du Paraclet, le fruit direct de l’ordre de Dieu ». Il découle de ce fait que « le Capétien, qui exerce une fonction théocentrique, est le médiateur évident et le maître d’œuvre mystérieux de la construction médiévale. Il n’a pas de pouvoir – et tout se fait par lui ». Belle métaphore historique du « moteur immobile » qui intervient sans action directe immédiate. Ainsi « dans toute société traditionnelle, les rapports entre la terre et le ciel, l’homme et le cosmos visible et invisible, sont déterminés, concrétisés et harmonisés par le Souverain qui exerce la monarchie universelle au sens vertical de ce terme : c’est-à-dire que le roi est tout à la fois l’image du soi, l’image médiatrice de l’avatara ou descente divine, et l’image du dieu-roi, dispater et principe métacosmique. En lui se réfléchit l’unité fondatrice originelle. Il est au-delà des castes et des classes, et il n’en est aucune qui ne participe directement de lui. De même, il qualifie et détermine l’espace. Il fait le royaume ou la cité et vit et règne en son centre. Il est le maître et le gardien du rituel, veille à ce qu’il ne s’altère ni se déplace. Il est également sacrificateur et peut donc être qualifié de prêtre, bien que ce terme de roi-prêtre ne soit pas sans équivoque ».
L’auteur estime que sur le plan historique, les Mérovingiens, les Carolingiens et les Robertiens – Capétiens ont « représenté ou symbolisé trois aspects du sacré qui allaient faire s’épanouir le monde médiéval et qui sont respectivement : la Connaissance, la Royauté universelle (c’est-à-dire à la fois temporelle et spirituelle), les Œuvres enfin, ce qui “ fonde “; ce qui “ harmonise “; ce qui “ sanctifie “ - et dont les archétypes sont pour chaque lignée Clovis, Charlemagne et Saint Louis : l’Élu, l’Empereur, le Saint ». C’est la raison pour laquelle « la monarchie est une puissance pour la plupart du temps non-intervenante ».
La vocation déviée de la France d’Empire ?
Henry Montaigu considère finalement que « le roi de France, investi d’une bénédiction directe et principielle (Reims) et le seul véritable “ roi des rois “ et dont la magistrature, hors du royaume (où il est “ empereur en ses états “) est non temporelle ». Il assure même que « c’est la Maison de France qui allait assumer en fait la royauté universelle au sens spirituel et non territorial du terme ». Cette vocation se lie-t-elle au « destin spirituel de l’Occident [qui] est mystérieux » ? L’auteur ne peut pas dès lors ne pas évoquer l’Empire.
Il rappelle d’abord que « la vieille cité des Parisis avait un temps fait fonction de tête d’empire à l’époque de l’empereur Julien dit l’Apostat. De même, n’avait-on peut-être pas oublié que le premier roi fédérateur, père de la dynastie fondatrice des Mérovingiens, avait choisi Paris pour être la capitale du nouveau royaume franc ». Les Francs sont-ils par téléologie un peuple d’Empire ? Avec Clovis qui rassemble sous son autorité Germains et Gallo-Romains, voire Burgondes, puis avec Charlemagne qui gouverne Francs, Lombards et Latins, la réponse est positive. Pour Henry Montaigu, « l’empire est une dignité à perspective théocratique », car c’est dans « l’idée universelle d’empire sacré (roi des rois) […] [qui] résidait le principe originel de légitimité spirituelle et de représentation symbolique de la royauté divine ». Toutefois, il n’approfondit pas « l’idée même de Saint-Empire, troisième fondement de la Chrétienté temporelle ». S’il perçoit Napoléon III comme l’« ultime représentant de la filiation française de l’idée d’Empire », il oublie ou semble ignorer les prétentions de quelques rois de France (Charles VIII, François Premier, Louis XIV) à ceindre la Couronne de fer.
En 2000, Alexandre Y. Haran a publié Le Lys et le Globe (5) qui s’intéresse à ces revendications méconnues. « Les trois couronnes essentielles et complémentaires de la Chrétienté, celle de France, celle de l’Empire et celle de la Papauté ont beaucoup de mal à vivre ensemble les contingences historiques et le perpétuel dérapage des temps. » Pour Henry Montaigu, « Charles-Quint et Napoléon prouvent tous deux qu’on ne peut faire l’Empire sans la France et que la France seule ne fait pas l’Empire ».
Très hostile à la politogenèse européenne commencée par la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier) en 1951 et poursuivie par l’actuelle Union pseudo-européenne, Henry Montaigu ne rejette néanmoins pas l’Europe. Il exprime en revanche un grand pessimisme à son sujet. « L’Europe souffre de cette perte de centralité et d’une crise d’égalitarisme absurde et malsain dont la restauration des principes pourrait seule venir à bout. On ne change pas de symbole. On ne se défait pas des institutions traditionnelles sans de graves inconvénients. Centrifuge et absente d’elle-même, stérile en ses parties comme en son tout il deviendra bientôt tout à fait impossible que l’Europe puisse jouer – sinon à l’envers – le rôle archétypal et modérateur dont le monde a plus que jamais besoin. » Il prévient que « si la culture est l’arme secrète et l’unité cachée de l’Europe, le multiple est donc sa force, sa richesse et sa fécondité ». Entre un souverainisme national vétilleux et un soi-disant continentalisme cosmopolite, Henry Montaigu entrevoit une « troisième voie » européenne et chrétienne qui n’a aucun rapport avec le détournement en cours du concept subsidiariste de « synodalité » par l’actuel anti-pape Bergoglio. Catholique pratiquant qui récuse les vaines querelles entre traditionalistes et progressistes, Henry Montaigu parie même que « le temps viendra donc d’une autre Église; une autre Église pour un autre temps pour un autre monde ».
Demain un œcuménisme impérial euro-chrétien ?
Il est fort probable qu’en 2003, Jean-Luc d’Albeloy ait lu La Couronne de feu quand il expose ses « Esquisse d'un manifeste pour une nouvelle Chrétienté ». Dans une perspective impériale – chrétienne parallèle au « catholicisme d’Empire » de Jean Parvulesco, il propose qu’« à l’égard de la confession majoritaire sur le continent, le catholicisme romain, il convient de veiller à désamorcer le tropisme universaliste, issu de l’évolution de sa théologie, que son poids quantitatif renforce encore. Dans cette optique, il est indispensable que ses fidèles acclimatent la notion d’“ Église catholique européenne “ - ou d’“ euro-catholicisme “ -, en redéfinissant le sens du mot “ catholicisme “ (du grec katholikos : “ universel “, ou plus précisément “ selon le tout “, la nuance étant évidemment d’importance), au spirituel comme au temporel. Au spirituel comme “ cosmicisme “ : une foi dans l’ordre de l’univers, le “ Tout “ cosmique, et non un universalisme. Au temporel, comme “ œcuménisme impérial “ : une Église couvrant le “ tout “ de l’Europe, mais non la planète selon un mondialisme indifférencié. Car une tradition religieuse ne peut cultiver la connaissance la plus élevée qu’en s’enracinant dans le sol d’une civilisation précise (6) ».
Jean-Luc d’Albeloy croit un peu naïvement qu’à la suite de cette révolution conservatrice intégrale, « la Chrétienté, ainsi rendue à sa substance ancienne pour l’accomplir, apparaîtrait à nouveau clairement, à l’âge postmoderne, comme ce qu’elle n’a jamais cessé d’être inconsciemment : un Corps mystique européen, animé par une foi pagano-chrétienne, conservée hors d’atteinte des altérations extérieures dans les expressions de son symbolisme. Disposant aujourd’hui d’un potentiel de quelque 550 millions de baptisés (287 millions de catholiques, 86 millions de protestants et 167 millions d’orthodoxes), cette Chrétienté régénérée pourrait ramener l’unité spirituelle à l’intérieur des frontières du continent, sans chercher à prolonger cette unité à l’extérieur de celles-ci, ce qui ne constituerait guère qu’une ingérence illégitime dans la vie religieuse propre des autres espaces civilisationnels. Enfin, au plan intérieur des États européens, à l’opposé des principes délétères de la “ laïcité “, les Églises nationales, exerçant une souveraineté spirituelle sur leurs peuples de fidèles, dont elles défendraient étroitement les intérêts temporels tout en les guidant vers leur bien spirituel, devraient disposer à cette fin d’un large champ de compétence : connaissance (métaphysique, philosophique, scientifique), culte (liturgie, sacrements, entretien des lieux de culte) et enseignement (formation du sacerdoce; formation religieuse des laïques; patronages; scoutisme; enseignement scolaire primaire, secondaire et supérieur, ainsi que professionnel). Soit une expression chrétienne des exigences pérennes de la “ première fonction “ de la tripartition indo-européenne, si bien mise en lumière par Georges Dumézil. Afin de retrouver cette verticalité qui seule permet de vivre debout (7) ».
Henry Montaigu insiste finalement « sur le fait que tout redressement véritable passe par la résurrection du sacré c’est-à-dire par la libération des principes et leur application à tous les domaines ». Il en appelle donc à une révolution au sens étymologique du mot qui signifie en latin « faire revenir en arrière, à un point précis ». Il envisage avec une belle sérénité une eschatologie (méta)politique marquant le réveil des âmes les plus hardies, prêtes à « chevaucher le tigre » et à surmonter le Kali Yuga afin de préparer une autre aurore civilisationnelle féconde. Il est évident que, pour lui, « le monde moderne sera renversé comme il a lui-même renversé le monde ancien ». Souhaitons seulement que ce renversement soit anagogique et non pas involutif…
Georges Feltin-Tracol
Notes
1 : Henry Montaigu, La Couronne de Feu. Symbolique de l’Histoire de France, Saint-Léger Éditions - Quint’feuille, 2023, 408 p., 22 €.
2 : Henry Montaigu, Le roi Capétien, Dervy-Livre, coll. « Vision spirituelle de l’Histoire », 1987.
3 : Henry Montaigu, René Guénon ou la mise en demeure, Éditions de La Place royale, 1986.
4 : Henry Montaigu, Histoire secrète d’Aquitaine, Albin Michel, coll. « Histoire secrète des provinces françaises », 1979.
5 : Alexandre Y. Haran, Le Lys et le Globe. Messianisme dynastique et rêve impérial en France à l’aube des Temps modernes, Champ Vallon, coll. « Époques », 2000.
6 : Jean-Luc d’Albeloy, « Esquisse d'un manifeste pour une nouvelle Chrétienté », mis en ligne en 2003 sur Granika et Vexillia Regis.
7 : Idem.