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  • Henri Verneuil, observateur attentif des arcanes politiques

    Né en Turquie en 1920 dans une famille arménienne rescapée du génocide de 1915, Achod Malakia grandit en France. Adulte, il se passionne pour le cinéma et devient sous le nom d’Henri Verneuil l’un des plus grands réalisateurs français du septième art avec des films tels La Vache et le Prisonnier (1959), Un singe en hiver (1962), adapté du roman éponyme du « Hussard » Antoine Blondin, Le Clan des Siciliens (1969) ou bien Peur sur la ville (1975).

     

    Sa filmographie aborde de nombreux sujets, y compris politiques. En 1976, Le Corps de mon ennemi avec Jean-Paul Belmondo et Bernard Blier décrit à la fin des « Trente Glorieuses » socio-économiques les crapuleries politiciennes, sexuelles et affairistes dans une ville moyenne du Nord de l’Hexagone. En 1982, Mille milliards de dollars avec Patrick Dewaere dénonce l’emprise des multinationales, rappelle l’aide que de grandes entreprises ont apportée à l’Allemagne nationale-socialiste balbutiante et désigne déjà les méfaits de la mondialisation.

     

    Bien que leur histoire respective soit différente, deux autres films « politiques » d’Henri Verneuil retiennent l’attention pour leur incursion dans l’arrière-cour de la vie politique nationale.

    L’ombre financière

     

    par Georges Feltin-Tracol

     

    presidentaffiche.jpgAdaptation d’un roman de Georges Simenon, Le Président sort en 1961. Le rôle-titre concerne l’ancien président du Conseil, Émile Beaufort qu’interprète Jean Gabin. Retiré des affaires publiques, il suit toujours la vie politique. Au cours d’une énième crise ministérielle, il apprend que Philippe Chalamont (joué par Bernard Blier) est pressenti pour devenir le prochain chef du gouvernement.

     

    Philippe Chalamont, de centre-droit libéral-conservateur, ne lui est pas inconnu. Il a été son directeur de cabinet. Lors d’une crise monétaire, Beaufort et ses ministres préparent une série de contre-mesures parmi lesquelles une forte dévaluation. Or Chalamont en parle à son épouse, elle-même fille d’un grand banquier qui profite de l’information pour gagner une fortune et faire perdre en même temps à la France des milliards. Découvert, Chalamont doit rédiger une lettre; il y reconnaît sa responsabilité dans cet échec. Émile Beaufort conserve en lieu sûr ce papier compromettant pour la carrière politique de son ancien collaborateur.

     

    Bien que sorti dans la quatrième année de la Ve République gaullienne, Le Président plonge le spectateur dans l’ambiance viciée des IIIe et IVe Républiques parlementaires bavardes, pontifiantes et instables. Émile Beaufort semble condenser les personnalités de Georges Clémenceau (1841 – 1929) et d’Aristide Briand (1862 – 1932). Henri Verneuil en a écrit le scénario en compagnie de Michel Audiard. On sait que ce dernier a donné pendant la Seconde Guerre mondiale des articles à L’Appel, le journal de Pierre Costantini, chef de la Ligue française d'épuration, d'entraide sociale et de collaboration européenne (dite « Ligue française »). Il n’est donc pas anodin que ce film insiste sur les interférences de la Haute-Banque sur les institutions.

     

    Contre l’Europe des trusts

     

    La « patte » d’Audiard se déploie surtout dans la scène centrale du film. En séance au Palais-Bourbon, Émile Beaufort propose aux députés de ratifier l’union douanière européenne. Philippe Chalamont s’y oppose violemment. « Tout le monde parle de l’Europe, lance Émile Beaufort. Mais c’est sur la manière de faire cette Europe que l’on ne s’entend plus. C’est sur les principes essentiels que l’on s’oppose. Pourquoi croyez-vous, messieurs, que l’on demande au gouvernement de retirer son projet d’union douanière ? Parce qu’il constitue une atteinte à la souveraineté nationale ? Non, pas du tout. Simplement parce qu’un autre projet est prêt. » Il poursuit aussitôt que « ce projet, je peux d’avance vous en dénoncer le principe. La constitution de trusts horizontaux et verticaux et de groupes de pression qui maintiendront sous leur contrôle non seulement les produits du travail, mais les travailleurs eux-mêmes. On ne vous demandera plus, messieurs, de soutenir un ministère mais d’appuyer un gigantesque conseil d’administration. ». Devinant que l’assemblée va refuser son projet et voter la censure de son renversement, Émile Beaufort accuse chaque député de l’opposition de se commettre avec les groupes économiques, financiers et marchands.

     

    L’ombre du « Cartel des forges » et des « Deux cents familles » plane alors sur l’hémicycle. Le président Beaufort se fait plaisir en jouant sur les collusions ou les paradoxes. Il s’adresse par exemple au député Valimont et lui demande : « Comment pouvez-vous concilier votre fonction de député catholique démocrate avec votre métier d’avocat d’une grosse banque israëlite ? » Avant d’ajouter « simplement une légère contradiction dans les termes. Enfin. Puisqu’elle ne vous apparaît pas... Je suis certain qu’elle n’apparaîtra pas non plus pour des raisons similaires à Monsieur Audran de Hauteville qui défend avec talent d’ailleurs la cause du désarmement et dont la famille fabrique depuis plusieurs générations des armes automatiques de réputation mondiale ».

     

    Le discours d’adieu d’Émile Beaufort est visionnaire. Il avertit l’émergence d’une « Europe sans rivages » (titre d’un ouvrage de l’économiste anti-conformiste François Perroux en 1954) aux mains du pouvoir économique. Le Président est par conséquent un film profondément européen qui s’élève déjà contre la supercherie intégrationniste euro-atlantiste de Jean Monnet. Dans la préparation des diverses versions du plan Fouchet (1961 – 1962) sur une confédération des États européens, le locataire de l’Élysée a certainement apprécié les sous-entendus...

     

    Psycho-sociologie d’un meurtre politique

     

    En 1979, Henri Verneuil réalise I… comme Icare sur une musique d’Ennio Morricone. Dans un pays imaginaire qui ressemble aux États-Unis d’Amérique, le président réélu Marc Jarry est assassiné le jour de son investiture, le 22 mai 1977. L’auteur de ce crime, Karl-Éric Daslow, se suicide ensuite dans l’ascenseur. En réalité, il est tué après avoir découvert que son arme n’était pas chargé et qu’il a entendu d’autres détonations.

     

    Une commission spéciale d’enquête sur cet attentat est créée. Sous la direction de Frédéric Heiniger, le président de la Haute-Cour de Justice, elle se compose du directeur des services secrets, du ministre de la Justice, d’un sénateur, d’un général et d’un magistrat. Or le jour de la publication finale du rapport qui aboutit au terme d’un an de recherches que Daslow a agi seul, le procureur Henri Volney (Yves Montand) refuse d’entériner ces conclusions et décide de reprendre toute l’enquête avec ses quatre assistants.

     

    Les scénaristes (Henri Verneuil et le romancier Didier Decoin) s’inspirent de l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy en 1963 à Dallas. D’ailleurs, Daslow est l’anagramme d’Oswald. Les scénaristes adhèrent à la thèse du second tireur. En examinant de nouveaux clichés, l’équipe du procureur remarque que neuf témoins regardent au moment des tirs fatidiques vers une autre direction. Huit se sont manifestés auprès des services de la commission d’enquête qui ont écarté leurs témoignages jugés imaginatifs ou préconçus. Tous disparaissent de façon plus ou moins violente dans les trimestres suivants. Seul vit le neuvième témoin, anonyme, car il ne s’est jamais manifesté.

     

    Le procureur Volney comprend peu à peu que Karl-Éric Daslow a été manipulé. Il se rend à l’université fictive de Layé où l’assassin présumé a participé à une expérience qui exprime son plus grand respect pour l’autorité. La célébrité du film repose en grande partie sur la séquence de l’expérience du psychologue Stanley Milgram sur l’acceptation de l’obéissance. Un cobaye doit administrer des décharges électriques (fictives, mais il ne le sait pas) de plus en plus fortes à une personne (un acteur professionnel qui simule la souffrance) qui n’arrive pas à mémoriser une liste de mots. Comme le dit Henri Volney à la fin de l’expérience à laquelle il a assisté avant de tardivement s’en indigner, « ce qui signifie que dans un pays civilisé, démocratique et libéral, les deux tiers de la population sont capables d’exécuter n’importe quel ordre émanant d’une autorité supérieure ». Édifiant constat psycho-sociologique ! Le film pose très justement la question du consentement à l’exécution d’un ordre, même illégal. Il devrait figurer en bonne place dans la vidéothèque de tout bon militant libertarien...

     

    Une machination d’une partie de l’État

     

    Le procureur Volney ordonne l’effraction de l’appartement de Richard Mallory, le chef des opérations spéciales des services secrets. Les cambrioleurs tombent par hasard sur des cassettes audio codées. Avec l’aide d’un appareil spécial, le magistrat parvient à déterminer la bonne fréquence et à écouter les messages. Un groupe clandestin informel nommé Minos (réminiscence du tueur en série psychopathe dans Peur sur la ville ?) déstabilise depuis 1971 – 1972 le Tibéria, un pays de langue espagnole peut-être situé en Amérique latine. Des organisations criminelles participent à ces manœuvres clandestines. La première tentative, dite « opération Zénith 1 », échoue et Bonavas accède à la présidence. Minos déclenche ensuite une nouvelle opération, « Zénith 2 », d’une durée de quatre ans. Pendant ce laps de temps décline la popularité du président Bonavas. Sa politique d’austérité échoue, suscite des émeutes meurtrières (300 morts) dans la capitale, Kawar, et met le pays au bord de la guerre civile. Finalement, l’avion présidentiel explose en plein vol; c’est bien sûr un accident. L’obligé de Minos, Cisco, en tant que candidat unique, devient le nouveau dirigeant. L’allusion aux événements du Chili, à la chute du président socialiste Salvador Allende et au coup d’État du général Pinochet, le 11 septembre 1973, est flagrante.

     

    Henri Volney est en passe de lever un terrible secret d’État d’autant qu’une nouvelle opération, baptisée « I comme Icare », serait en cours. Il apprend par téléphone la nomination de Richard Mallory à la direction des services secrets. Tel l’évadé du labyrinthe de Minos, Icare s’approche trop près du Soleil, symbole de vérité, et voit fondre ses ailes en cire, ce qui le fait choir dans la mer. Un tireur d’élite abat le procureur à l’aube. Reflet de son époque, le film témoigne d’une grande candeur en matière de sécurité. Le bureau d’Henri Volney se trouve dans un étage supérieur d’un immeuble. De grandes baies vitrées sans rideau, ni volet, rendent les pièces visibles de l’extérieur. Aujourd’hui, un magistrat travaillerait dans une pièce close en sous-sol. Quant à Mallory, il vit dans un immeuble collectif résidentiel, ce qui relève, même pour l’époque, de l’invraisemblance.

     

    Bien que le terme ne soit pas encore popularisé dans l’opinion, I… comme Icare s’intéresse aux manœuvres sordides de l’« État profond ». La déstabilisation du Tibéria suppose de solides connexions et de fortes connivences entre des groupes de pression économiques, la pègre, quelques réseaux dans les services secrets et certains milieux gouvernementaux. Henri Verneuil joue avec brio sur la théorie du complot à un moment où le « conspirationnisme » ne porte guère.

     

    Le Président et I… comme Icare éclairent donc deux facettes complémentaires des arcanes de la politique. Ils forment une dimension malaisée qui, tapie dans les coulisses du pouvoir, influence les personnalités publiques et édifie une trame bien différente du récit officiel colporté par les moyens ultra-modernes d’information de masse.

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