Il y a des films qui ruinent leurs producteurs parce qu’ils ne rapportent pas les sommes escomptées. Des critiques les flinguent volontiers. Or, avec le temps, ces films si détestés à leur sortie trouvent un nouveau public qui les apprécie et en fait des œuvres « cultes ».
C’est le cas pour Dune de David Lynch (1984). Ce film de science-fiction a été un échec commercial cinglant au point que le réalisateur ne souhaite plus en entendre parler. Il l’a presque renié d’autant qu’existent trois versions différentes disponibles à partir de montages plus ou moins variables. La version la plus longue est diffusée à la télévision en 1999. Pour la circonstance, David Lynch exigea un pseudonyme afin de montrer sa désapprobation. Cette version demeure toutefois la plus fidèle au premier volume de Frank Herbert. Son cycle rédigé entre 1965 et 1985, composé de six livres, pouvait-il être adapté pour le septième art ?
Aujourd’hui, la série littéraire Dune forme une somme d’ouvrages considérables que la mort de son auteur en 1986 n’a pas arrêté. En effet, son fils, Brian Herbert, assisté de Kevin J. Anderson, a puisé dans les nombreuses notes et mis la main sur des manuscrits inédits qu’ils ont parfois retravaillés ou achevés. Désormais constitué d’une vingtaine de titres, l’ensemble forme une fresque héroïque gigantesque qui ressemble aux « Matières » médiévales (la Matière de Bretagne avec le roi Arthur, les chevaliers de la Table Ronde, la quête du Graal, Tristan et Yseult) bien qu’on puisse aussi y voir une parodie plus ou moins spiritualiste.
Guerre pour une ressource stratégique très rare
Le film condense l’intrigue arborescente de l’épopée. L’action se déroule en l’an 10191 dans un univers soumis à la volonté implacable de l’Empereur Padishah Shaddam IV. Il règne sur des institutions spatio-féodales. Son empire comprend quelques Maisons majeures qui s’affrontent pour le pouvoir. Le plus violent contentieux oppose les Atréides aux Harkonnen. Organisant une armée disposant d’une redoutable arme secrète basée sur le son de la voix, le duc Leto Atréides reçoit de l’Empereur un cadeau empoisonné, à savoir un nouveau fief, la planète Arrakis aussi appelée Dune. Jusqu’à ce don, elle appartenait aux Harkonnen.
Arrakis est une planète aride et désertique infestée de vers géants des sables. C’est la seule planète de l’Univers capable de produire l’Épice, une substance qui élargit la conscience et qui plie l’espace-temps. La Guilde spatiale des Navigateurs en a l’exclusivité d’usage. Ses membres, éternels et mutants, assurent grâce à sa consommation un voyage interstellaire immédiat. Ses meilleurs navigateurs sont aussi capables de précognition.
Cette corporation se révèle indispensable pour traverser l’espace sans recourir à la mécanique. La technologie y est en effet limitée et presque bannie. Quelques siècles auparavant, le Jihad butlérien fut la grande révolte des organismes vivants contre les « machines pensantes » et leurs éléments cybernético-informatiques. Le mentat remplace l’ordinateur; cet individu stimule ses incomparables facultés cognitives en buvant du jus de sapho, d’où des lèvres rougeâtres caractéristiques.
La technique persiste néanmoins. Giedi Prime, la planète des Harkonnen, se couvre d’impressionnants paysages industrialisés au ciel obscurci par la faible luminosité de l’astre local. Le contraste est saisissant avec Caladan, la planète des Atréides, occupée par d’immenses océans tempétueux aux violentes précipitations orageuses et venteuses incessantes.
Le duc Leto investit l’exact contraire climatique de son monde natal. Le rôle de Leto Atréides revient à l’acteur allemand Jürgen Prochnow, connu pour être le chef du sous-marin de la Kriegsmarine dans Le Bateau (1981) et le général russophone rouge-brun Ivan Radek dans Air Force One (1997). En parallèle au déploiement de ses troupes, il emmène avec lui sa concubine officielle, Dame Jessica, et leur fils Paul. Jessica appartient à l’Ordre sororal du Bene Gesserit. Aptes à lire dans les pensées et à manipuler leurs interlocuteurs, ces femmes souvent perçues comme des sorcières s’adonnent depuis des générations aux manipulations génétiques sur des lignées prestigieuses. Elles désirent trouver, produire ou engendrer un être extraordinaire : le Kwisatz Haderach, un terme hébraïque d’origine kabbalistique.
Une guérilla messianique
Jessica aurait dû donner une fille au duc Leto. Celle-ci aurait ensuite épousé Feyd Rauth Harkonnen, très mal joué par le chanteur britannique Sting qui fit ainsi une brève carrière cinématographique. Quand les Harkonnen reprennent par traîtrise et avec l’aval de l’Empereur Dune, ils éliminent le duc Leto. En revanche, Jessica et Paul se sauvent et se réfugient dans le Désert intérieur. Les autochtones de la planète, les Fremen (les Free men ou « hommes libres »), de redoutables guerriers, les accueillent. Une nouvelle fois enceinte du défunt duc, Jessica met au monde une fille, Alia, qui dispose dès sa naissance des facultés parapsychologiques des Révérendes Mères du Bene Gesserit.
Épris de la Fremen Chani (l’actrice Sean Young entrée dans la légende du cinéma pour son rôle de Rachel dans Blade Runner de Ridley Scott en 1982), Paul Atréides devient à son tour un Fremen aux yeux bleus du fait de l’atmosphère d’Arrakis saturée d’essence d’Épice. Paul prend pour nom secret tribal Usul. Il se fait principalement connaître sous le nom de Muad’Dib, en référence à la silhouette de la souris des sables visible sur la seconde lune de Dune. Chef de la révolte, Paul gagne en buvant l’Eau de la Vie une puissance redoutable qui en fait le messie des Fremen et le Kwisatz Haderach tant attendu. Il soumet finalement l’Empereur lui-même, car il contrôle la production de l’Épice. Victorieux et pour des raisons strictement politiques, Paul Muad’Dib se marie avec la princesse Irulan, la fille de Shadam IV, mais il garde Chani comme sa maîtresse officielle (C’est dans la version longue télévisée).
Avant de délaisser Caladan, les unités combattantes des Atréides portent un uniforme qui rappelle celui des soldats austro-hongrois au début du XXe siècle. Si leur emblème est un faucon rouge, leur étendard échancré consiste en deux grandes bandes horizontales verte et noire. Ces quelques éléments du décor donnent à ces scènes une vraie patine rétro-futuriste. Autre exemple rétro-futuriste pendant l’attaque finale des Fremen sur Arrakeen, la capitale d’Arrakis, l’Empereur et son état-major observent la bataille assis autour d’un périscope tournant. Le « rétro-futurisme » fait le charme de Dune.
La série épique de Dune repose sur de profondes considérations écologiques, spirituelles, anthropologiques, politiques et sociologiques, voire économiques. Le film de David Lynch ne pouvait pas rendre toute la richesse imaginée dans cette fresque futuriste du XXe siècle. Les interprétations divergent sur la finalité de ce long métrage. Une lecture traditionnelle est envisageable. Quand Paul Atréides devient le maître de guerre des Fremen, on peut y déceler une allusion implicite à la Tradition primordiale avec Caladan, un monde liquide agité - matrice d’un destin à venir (advenir ?) - qui, face au péril ontologique des Harkonnen (la Modernité néo-industrielle) et de la collusion du système impérial (représentation de la Décadence), s’allie aux Fremen, incarnation d’un archaïsme enraciné, martial et communautaire.
En buvant l’Eau de la Vie sans mourir, Paul Atréides Muad’Dib termine son initiation (contre-initiation ?) et entre dans une surhumanité complète. Son esprit d’être exceptionnel supplante dorénavant toute matière. Regardons donc Dune de David Lynch d’un œil différent. On y lira une ode à la survie, à la pérennité et à la reconquête de… soi-même afin de réaliser son grand œuvre destinal.
Georges FELTIN-TRACOL